(Terminé) Six Feet Under [Adam & Raven & Insoumis]

Courir,
Sans se retourner,
Encore et toujours,
Jusqu’à en avoir les poumons en feu.
La respiration erratique.
Le cœur au bord de l’explosion
Laissez derrière nous notre leader aux prises avec les Miliciens.
Le gout amer de la défaite.
Le gout terrible de l’abandon.
Le bruit de nos talons qui tapent sur le bitume comme un orage en plein hiver.
Il ne faut pas regarder en arrière. Il nous l’a dit.
Logan vient de se sacrifier pour nous …

Cette mission devait se passer comme toutes les autres, c’est-à-dire sans aucun problème. Tout avait été pensé, réfléchi, étudié depuis un mois pour stopper le ravitaillement de l’un des restaurants de la cité et récupérer les vivres qui serviraient à nous nourrir … Nous, les Insoumis. Peuple des Abysses. Le parcours du chemin avait été plusieurs fois répété tout comme l’emplacement de chacun d’entre nous au moment où on encerclerait le camion. Mon job à moi, c’est le trafic des vivres pour nos réserves et m’assurer qu’on ne crève pas de faim. D’habitude je compose une équipe sur laquelle je peux compter et dont je connaissais les capacités, des Humains comme des Asariens. Chacun sait ce qu’il doit faire. Pour cette mission, Logan avait décidé de nous accompagner, de « se dégourdir les jambes » comme il me l’avait souligné avec un léger petit sourire en coin. Avoir le leader avec moi, auprès de nous, c’était comme avoir un mentor qui guidait nos pas et nos gestes à la perfection.

Le plan nous avait menés dans les galeries, longeant toute la partie des bidonvilles pour ressortir dans la cité même, la partie riche et luxueuse qu’on évitait comme la peste à part pour les soirs de convois exceptionnels.  Ce camion faisait le même chemin tous les mois, entre le Red Devil et la société qui ravitaillait les restaurants. De plus, il ne faisait ça que la nuit, après que l’établissement prestigieux de la ministre de la Justice ne ferme ses portes. Nous nous étions planqués, à plusieurs mètres du grand bâtiment, dissimulés un peu partout et parmi les ombres comme nous avions toujours l’habitude de faire. Accroupis et cachés derrière des containers, à l’abri dans le creux des ombres, on surveillait les allées et venues du personnel qui était prêt à recevoir le camion. Les jumelles visées sur le nez, le camion ne tarderait pas et on devait l’intercepter avant qu’il ne soit visible. Une équipe se tenait prête à faire diversion lorsque les employés du Red Devil se montreraient impatients et inquiets tandis que la seconde moitié de l’équipe s’occuperait à voler les vivre.

Logan donna le signal à la première équipe qui ne devait qu’observer et sécuriser nos arrières. Un Insoumis barra la route et fit de grands signes au conducteur qui surpris arrêta son camion. Ce dernier fut très vite encerclé et tout se passa rapidement. Je pointai mon arme sur le chauffeur et son coéquipier pendant que Logan et les autres remplissaient les sacs de nourriture. Un après l’autre, chaque Insoumis, une fois l’énorme sac rempli, se retirait pour rejoindre les égouts. Nous étions en liaison radio avec les autres et tout se passait bien. Nous étions presque à la fin de la mission. La voix de Logan raisonnait par intermittence pour faire activer les derniers Insoumis.

A mon oreillette, l’un des Miens m’indiqua une sorte d’effervescence auprès du personnel du restaurant. Quelque chose se passait et clochait. Je n’eus pas le temps d’avertir Logan que des sirènes retentirent dans la nuit calme : La Milice s’était déplacée. J’hurlai à mon micro de décrocher pour la première équipe.  Le coéquipier du chauffeur se crut zélé au point d’ouvrir la portière  violemment pour assommer Sid.  Nolan répliqua par un deux tirs.  Logan poussait les autres vers la direction de la galerie, mais c’était trop tard. Deux fourgons nous cernèrent.  J’armai mon flingue prêt à tirer, à couvrir les autres. Déjà, les tirs des soldats se répercutaient sur le camion. Nolan fut blessé à l’épaule et il tomba, à genoux sur le sol. Le conducteur sortit sa propre arme et il tira à son tour sur moi, mais Logan eut le réflexe de dévier la trajectoire avec son pouvoir. Son regard en disait plus long que des mots. Il utiliserait ses dons pour nous permettre à tous de rejoindre les tunnels. Je ne pouvais pas le laisser faire cela. Non ! Il posa sa main sur mon épaule et me fit un signe de tête. C’était le seul moyen de sauver nos peaux. Une vie contre la sécurité de tout un peuple, toute une communauté. Mes yeux s’embrumèrent et je m’élançai le dernier vers la trappe d’égout. Au moment où je sautai les dernières marches de l’échelle, j’entendis un bruit lourd comme si on scellait la grille. Logan maitrisait ses capacités à la perfection. Il n’y aurait aucune issue pour lui.

Dans la galerie, on se regarda tous dans un silence oppressant. Les sacs de vivre assuraient notre continuité, mais à quel prix. Nous avions aussi des blessés et il fallait retourner dans les Abysses, refaire le chemin en sens inverse sans Logan. Je n’ai jamais trouvé ce chemin aussi long, aussi pénible. Une fois que le cœur de notre village se découvrit à nos yeux, certains se dirigèrent vers la petite infirmerie tenue par Alexandra. Avec les autres, on entassa le tout dans une sorte de petite remise. Il y avait quelque chose que je devais faire. Avertir celui qui deviendrait le seul et unique Leader.

Il était tard, plus de trois heures du matin. Je grimpai sur la roche pour atteindre l’un des abris qui se trouvait en haut d’une butte. Ma main trembla lorsqu’elle rencontra la porte et que je toquai deux fois. Adam n’était peut-être pas là. Si c’était le cas, je devrai le chercher, le retrouver et l’avertir ou rester là devant sa porte et attendre son retour. Le grincement de la poignée me ramena à l’instant présent et devant moi se tint l’Insoumis qui me détaillait, perplexe de ma présence.

- Adam … La mission a … mal tourné.
On a perdu … Logan.

J’avais beaucoup de mal à maitrisait le son de ma voix. Je ne savais pas si je devais tout déballer, là maintenant ou temporiser et lui laisser le temps d’emmagasiner l’information.

- La Milice a été appelée, certainement par les employés. Les soldats nous ont encerclés et il s’est … sacrifié … pour nous laisser le temps de fuir et nous mettre à l’abri.

Certains soirs on se sent un putain de vague à l'âme sans trop savoir pourquoi. C'est comme si on avait l'impression que le ciel était soudain devenu trop bas pour y contenir nos ailes ...

"Le ciel était devenu trop bas pour y contenir nos ailes
Nous avions envie de nous envoler vers l'horizon,
mais toujours ce lien invisible nous repoussait
plus profond, au cœur des Abysses"

A.L.

Je raturai nerveusement les trois lignes et fermai le petit carnet noir. Puis je le glissai dans un sachet plastique avant de le cacher dans une fissure du mur au dessus de mon lit. Ça suintait un peu l'humidité dans ma piaule et tout finissait par sentir le vieux moisi. Je protégeais ce qui m'était cher dans des sacs plastics. Dans la décharge, j'avais dégotté un vieux lecteur de cd qui grésillait un peu et dans de vieux ordinateurs que Raven nous ramenait de ses expéditions, j'avais trouvé des fichiers de musique. J'étais loin d'être à l'aise avec l'informatique alors qu'elle semblait penser que les hommes n'avaient jamais vécu sans et s'y sentait comme un poisson dans l'eau. J'avais quand même réussi à transférer quelques fichiers sur une clé USB que j'avais payé une fortune au marché noir. Et je les écoutais sur mon vieux lecteur pourri. C'était un miracle que ce truc marche encore mais il avait changé les rares moments que je passais dans mon antre. La musique m'inspirait pour écrire mes conneries et elle me défoulait aussi physiquement lorsque je tapais dans mon sac de sable ou que j'improvisais quelques chorégraphies aléatoires, qui n'avaient rien à voir avec les danses des beaux petits culs du Red Devil ou du Diamond, dont on m'avait parlé sans que je puisse jamais y mettre les pieds.

C'était comme ça, quand on était né où je suis né et qu'on était ce que j'étais, il y avait des lieux qu'on ne connaitrait que par ouïe dire durant toute sa vie. Et j'étais loin d'être le seul dans ce cas. Et ça me mettait dans une sorte de rage intérieure. Logan nous parlait parfois de ses virées dans les clubs du grand Dôme, lorsqu'il était encore un milicien respecté en permission. Ohh! bien sûr, on ne lui dévoilait pas les alcôves réservées aux riches et aux puissants, on ne lui déroulait pas le tapis rouge devant une limousine. Non, lui il n'était que l'exécutant du pouvoir, une paire de bras et de jambes pour courir et faire le sale travail du système, de la clique gouvernementale. Lui, il arrivait en jeep, avec sa tenue de "civil" mais quand même couleur sable pour bien informer qu'il n'était qu'un "barbouze". Mais il avait le droit d'entrer et de se descendre une chopine ou un bon whisky malté. Comme il était gradé, il pouvait même prétendre lever une pute de luxe qui lui croquerait sa solde du mois. Mais il ne l'avait jamais fait, du moins c'est ce qu'il disait. Et je le croyais bien volontiers. Une pute reste une pute. Qu'elle vive dans le Grand Dôme ou dans le bidonville.

J'aurais pourtant donné cher pour envoyer une de la haute au septième ciel, peut-être même une grande bourgeoise bien esseulée dans ses diamants. Une pro esclavagiste pourquoi pas ?  Et je l'aurai rendue folle de mon corps au point qu'elle en devienne dépendante, pour finalement lui dire "hey ma belle, je suis qu'un Insoumis! Un putain d'humain, de parasite! Et tu sais quoi ? Je te dis bye bye!  Va raconter à tes potes comment tu t'es fait tirer par un sniper qui montre son cul au gouvernement ! "Ça, c'était mon autre forme de poésie. Celle que je dispensais plus volontiers en public que celle du petit carnet noir. Mais je n'aurais jamais l'occasion de la balancer à la face d'une de ces asariennes inconscientes qu'elles étaient assises sur un tas de fumier volcanique. On me butterait au bout de quelques minutes de présence dans un de ces clubs. Aucune base de données de la sécurité de Van Brënner ne devait méconnaître ma gueule et il leur faudrait moins de trois minutes pour m'encercler dans un lieu public.

C'est ce que m'avait expliqué Logan. Il était bien placé pour le savoir. Il avait travaillé dans les unités d'intervention anti émeutes et dissidence d'Asaria. Logan... Tout ce que j'avais désormais. Je lui devais. Mon amitié fragile avec Alexandra Voltar que j'avais peu vue ces derniers temps. Avec Wade aussi, même si c'était tendu en ce moment à cause de Raven. J'avais l'impression sans en avoir la preuve, qu'il y avait un truc entre eux et que cela le rendait étrangement mou à la réaction devant les imprudences de la gamine. C'était paradoxal parce qu'elle avait tout ce qu'il fallait pour énerver et aussi rendre un mec pas mou. Qu'est ce que j'avais des réflexions cons quand j'écoutais ce vieux groupe des années 2015, Muse... C'était vraiment pas bon pour ma santé mentale. Ca me rendait nostalgique et c'était pas bon. J’avançai sur un autre dossier. J'étais tenté d'essayer de capter les communications des patrouilles.

J'avais eu cette surprise un jour, d'entendre grésiller le vieux lecteur qui était aussi une radio. Je pensais qu'elle était HS depuis le temps. De toute façon, à part la radio officielle d'Asaria et les forces de l'ordre, personne n'encombrait plus les ondes et on ne devait normalement pas capter dans les Abysses... Sauf quand des récepteurs faisaient office de relais dans le bidonville. C'était utile pour nous avertir d'une descente de la Milice et Raven s'en servait sans vergogne, ce qui m'avait poussé à faire de même de temps en temps. Mais ce soir je n'avais pas la tête à ça. J'avais envie d'écouter de la musique. Je m'étais tapé deux missions de reconnaissance et de chasse coup sur coup. Et c'était Logan qui était d'astreinte ce soir au QG. C'était rare mais je m'accordai un petit déjantage privé avec ma musique, mon mauvais whisky de contrebande et ma petite sèche roulée. J'appuyai sur play à la sixième chanson et une musique que j'adorais remplit ma piaule. Je me mis à sauter dans tous les sens en gueulant les paroles comme un cochon. C'était tellement moi ...

Born to be wild:

Et je fermai les yeux pour mieux voir les images qui me venaient...


Le fait est que je fêterais prochainement mes 30 ans et que j'avais à peu près 70 % d'Asaria à mes trousses et 68 % sur mon dos. Parfois ça pesait lourd soudainement. Il suffisait qu'une personne s'ajoute officiellement à l'amoncellement de vindicte. Et c'était le cas depuis un certain soir. D'officieusement inamicale , Raven était passé dans la catégorie résolument hostile. Il faut dire que j'avais tout fait pour. Je la connaissais très peu mais il suffisait qu'elle entre dans la même pièce que moi pour que je me mette à agir, bouger et même penser différemment. Et ça m'énervait prodigieusement. Surtout qu'une fille qui ne savait même pas prendre soin d'elle ne devrait pas avoir autant d'impact sur mon bien être.

Ça me frisait les nerfs et même si ce que je lui avais dit était profondément empreint de bon sens, la forme avait été pour le moins agressive mais je ne pouvais pas faire autrement. Je ne savais pas avec Raven. J'aurais eu Alexandra en face de moi, j'aurai expliqué que je m'inquiétais pour elle et que je ne voulais que son bien être et sa sécurité, qu'elle n'avait pas toutes les cartes en main pour comprendre et que je lui demandais de me faire confiance. Ce qu'elle aurait fait en plus, sans hésitation. Mais Raven... c'était de la provocation à l'état pur. Une invitation à mettre des baffes. Je me servis un bon verre de liquide ambré et j'allumai une de mes sèches. J'avalais une gorgée et tirai une taff. Je fermai les yeux en dansant comme un singe tout en reprenant les paroles de la chanson.

Ce qui me tuait c'était ce manque d'espace que je comblais par mes sorties dans les terres sauvages. Certains se plaisaient dans les souterrains et avaient intégré ce mode de vie comme le seul possible, mais moi je n'y arrivais pas. Il me fallait autre chose. Je souriais béatement allongé sur mon lit alors que la musique était revenue à "Isolated System" et une envie d'horizon me taraudait plus que jamais...



... Et c'est alors que j'entendis frapper à ma porte! Alors que cette putain de litanie magnifique résonnait dans mes oreilles ...  Nos oreilles... Max se tenait devant moi mais ne semblait pas entendre la beauté de la mélodie. Le retour à la réalité fut brutal et asséné par un des plus combattifs d'entre nous. Max ... Je savais qu'il n'avait pas cédé du terrain sans combattre. Le verre que je tenais entre mes doigts se brisa sur le sol tandis que je me tournais instinctivement pour attraper mon magnum qui était accroché à la patère fixée derrière la porte.

- Où ? Où sont ces enfants de salauds ? Pourquoi il est sorti ce soir ? Il était de permanence ! Pourquoi il est sorti sans moi pour couvrir ses arrière  ? Bordel ! Je veux voir où il a disparu! Emmène-moi là bas, Max ! On peut peut-être les pister ... L'exfiltrer ?

Mais le visage de Max, ses yeux brillants, me disaient que je me fourvoyais et qu'il fallait accepter l’inacceptable . Ce soir, le meilleur d'entre nous, le premier, était tombé aux mains de la Milice et donc de Van Brënner. Autant dire qu'il était mort! Je donnai un grand coup de poing dans la roche qui constituait le mur de mon refuge et je pourrais jurer que j'avais senti la pierre vibrer et se fendre, je donnais un coup de pied magistral à ce qui me servait de lit et tout vola à travers la pièce. Puis à un moment, il n'y eut que la main de Max posée sur mon épaule et ses yeux brillants qui m'enjoignaient de me comporter autrement... D'agir comme un leader ... Je détournai le regard - parce que je devais encore et toujours donner le change et ne pas laisser se pointer le petit garçon en larmes qui se cachait depuis toutes ces années - et dis d'une voix sourde:

- Il faut tous les réunir... Demande à Raven de lancer un appel du poste de surveillance. Qu'ils se rassemblent tous dans l'ancienne gare du terminal de la ligne de métro. Je vais ... Je vais venir leur parler...

Malgré son abattement et sa tristesse, Max s'était exécuté et avait disparu pour obéir à mon ordre. Le premier que je donnais sans Logan. Bien qu'il me fût arrivé de donner des ordres aux missions des différents groupes, puisque nous nous relayions Logan et moi, assurant à tour de rôle une sorte de permanence à la tête des défenseurs de la communauté, le chef des Insoumis, c'était bel et bien lui et nous nous retrouvions sans notre leader, comme des enfants perdus sans leur père. Logan faisait figure de grand frère inavoué pour moi. Non seulement j'accusais le choc de la nouvelle tout en refusant qu'il soit perdu mais je me trouvais désormais face à des responsabilités que je ne m'estimais pas capable d'assumer. Logan était une force de la nature, un être d'une combativité hors norme. Mais j'étais bien placé pour connaître ce qui l'attendait. Je croisai les bras sur mon torse, ce qui pouvait passer pour posture pleine de défi. Mais il n'en était rien. C'était juste celle d'un homme qui essaie de rassembler ses esprits et de contenir la rage qui monte en lui, mais aussi le chagrin déjà ressenti bien des fois à la perte d'un être cher. Mon index caressa machinalement la longue balafre qui remontait de mon coude à mon épaule, souvenir de mon passage entre les mains des tortionnaires à la solde de Van Brënner. Une sorte de marque de guerre qui ne manquait pas d'impressionner les nouveaux quand je portais des T-shirts.

Mais aujourd'hui c'était à l'intérieur que je saignais. Dans mon âme. Et cela faisait bien davantage souffrir qu'un couteau de chasse m'entaillant le muscle du bras jusqu'à l'os. A l'inquiétude quant au sort de Logan, se superposait la trouille de devoir affronter cette foule dont tous les yeux seraient braqués sur moi. J'avais appris à vivre et grandi comme une ombre. Je n'étais pas fait pour prendre la tête d'une communauté. Du moins en étais-je convaincu. Mais tous comptaient sur moi et avaient besoin qu'on leur explique ce qui les attendait approximativement dans les jours à venir. Je savais qu'il fallait se préparer à toute éventualité. J'avais une confiance maximale en Logan et parmi tous les êtres qui peuplaient les Abysses, il était celui auquel j'aurais confié ma propre vie avec le moins de réticence, mais je savais aussi qu'on finit toujours par craquer entre les mains de Van Brënner. J'aurais cédé si Logan ne m'avait pas soustrait à ses pratiques démentes. Et je savais que Logan finirait par craquer aussi, sauf si nous le libérions avant. D'autant plus qu'il était Asarien. Les humains les plus courageux finissaient pas crever sous les sévices des miliciens et, victimes de leur mortalité, ne risquaient plus de trahir leurs semblables. Être asarien sous la torture d'un malade tel que le Ministre de la Sécurité, finissait par devenir une malédiction qui condamnait à une souffrance plus longue, car chaque fois le bloodhaler réparait les sévices, jusqu'à ce que le bourreau s'impatiente, sorte de ses gonds et aille trop loin en infligeant une blessure irréparable. Mais avant que cela n'arrive, le temps de torture était juste incroyablement, cruellement plus long que pour nous humains. Et je doutais qu'un asarien souffre moins que nous, à part certains dont le pouvoir spécifique était l'immunité contre la douleur. Oui, pour la majorité des proies asariennes tombées entre les mains de ce fou, leur caractère quasi indestructible était tout simplement une damnation. J'en avais pris conscience en voyant à quelle vitesse Logan se régénérait quand moi, à blessure égale, je mettais des semaines à cicatriser. Cet atout même, me faisait désormais redouter que Logan survive au point de nous trahir mais en même temps me faisait espérer sa survie. C'était à devenir fou.

J'enfilai ma veste, pris ma mitrailleuse automatique à l'épaule et mon pistolet dans son étui puis j'ouvris la porte en essayant de me préparer mentalement à asséner la triste nouvelle aux nôtres qui s'étaient sans doute rassemblés dans une attente angoissée... Je me tombai nez à nez sur Raven et je ne sus quoi lui dire. Nous partagions apparemment la même peine mais la mienne me rendait mutique. Elle se poussa pour me laisser passer, sentant probablement qu'il ne fallait pas rester sur mon chemin au risque d'attiser une colère par trop visible. Je mettais un pied devant l'autre, descendant les marches naturelles sculptées dans la roche par nos passages répétés et j'avais l'impression que chaque pas supplémentaire se faisait plus rageur plus nerveux. Pourtant au bout de quelques centaines de mètres dans le tunnel qui menait au terminal, ce pas se régula, devint tout simplement déterminé comme celui d'un homme sûr de lui. Lorsque Raven me parla à nouveau en essayant de suivre ma cadence, je fronçais les sourcils d'étonnement à ce qu'elle m'apprenait. Je n'arrêtai pas pour autant ma progression et je lui répondis tout en marchant sans même la regarder, concentré sur l'analyse de l'information.

- Comment ça une fissure ? Ça n'apparait pas comme ça du jour au lendemain ! Les Asariens se vantent toujours de l'invulnérabilité de leurs fichus Dômes ! Tu as eu accès à des données ? Quelle source ? Le gouvernement ? Tu as piraté une de leurs bases de données ou un truc dans le genre ?

Je bifurquai par une galerie à ma gauche et agrippai une échelle métallique qui donnait accès à un pont roulant servant autrefois à réparer les rames de métro. On avait mis des mois à reconstituer une voie sur laquelle on puisse faire rouler ce mastodonte et l'amener jusqu'au hall monumental du terminal. Cette vaste salle d'une hauteur de plafond impressionnante servait à tout: les grandes réunions, les entrainements physiques de nos combattants, les réparations d'engins volumineux, une espèce de chantier ferroviaire, mécanique. Lorsque j'arrivai sur la plateforme du pont, dominant ainsi la foule des Insoumis qui s'était rassemblée sur le quai, je ne m'avançai pas dans la lumière tout de suite. Je demeurai dans l'ombre, invisible à l'assemblée, comme j'aimais à l'être, me tournai vers Raven et lui dis rapidement:

- Ne le prends pas mal mais je ne vais pas leur dévoiler plus que nécessaire tant que tu n'as pas vérifié. Je vais parler d'insalubrité de la décharge et demander à Alexandra de recevoir les enfants à l'infirmerie en priorité pour voir s'ils sont en bonne santé, les personnes âgées et les autres ensuite. Quand ils vont savoir pour Logan, on va déjà devoir éviter un vent de panique. Ce qui est certain, c'est qu'il faut penser un plan de repli rapidement car je ne sais pas combien de temps il tiendra avant de ... tout balancer ... Je m'arrêtai la voix brisée par l'émotion à la pensée de ce qu'il devait endurer à cette heure. Va falloir que je trouve les arguments pour cantonner des milliers d'Insoumis aussi têtus que nous dans les Abysses ... Comment je fais ? Tu peux m'en dire plus sur ces données ? Une réunion restreinte s'imposera avec tous les gars aptes à se battre, enfin les filles aussi ... Je veux dire, les combattants quoi... et ceux qui ont des compétences techniques, comme toi...

Je fronçai les sourcils lorsque Raven répondit à ma questions sur l'origine de ses informations concernant le Dôme. Ainsi ne les devait-elle pas à un hacking d'une quelconque base de donnée sécurisée, mais à une source vivante. Une "connaissance". j'aurais bien voulu savoir quel était le degré de connaissance qui liait l'informateur à l'Insoumise mais poser une question à ce sujet à Raven aurait risqué d'amorcer un conflit que je n'avais pas envie de gérer ce soir. Elle m'aurait répondu de me mêler de mes affaires et qu'elle n'était plus une gamine pouvant se laisser berner ou devenir aveugle à cause de sentiments. A vrai dire je n'en savais rien car je ne savais pas grand chose sur elle. Rien ne pouvait me laisser penser qu'elle pouvait perdre son libre arbitre si un beau gosse venait la draguer. Je l'imaginais d'ailleurs plutôt entrain d'envoyer balader le pauvre gars que roucoulant en faisant des œillades énamourées. Objectivement, tout me poussait à lui faire confiance sur ce plan. Alors pourquoi l'entendre parler d'une connaissance à elle m'emmerdait-il à ce point ? Une fois encore, mon rationalisme battait la campagne dès que nous échangions plus de deux mots. En tant que leader j'aurais plutôt dû me féliciter qu'elle développe un réseau de connaissances qui nous informe de ce que se passe en surface. Mieux ! C'était même son boulot au sein de la communauté: l'information, la communication, la surveillance. Donc quoi ? Pourquoi ces malheureuses questions finirent tout de même par franchir mes lèvres.

- T'es sûre de ta source ? Il est fiable ton pote ? Tu sais, pas mal de gars racontent des salades pour se faire briller aux yeux de filles comme toi ... Comment tu peux être certaine qu'il ne te raconterait pas des conneries ? Tu le connais depuis longtemps ? Bon enfin quoiqu'il en soit, je vais demander à tout le monde de rester cantonné dans les souterrains. Avec Logan aux mains de la Milice, on a intérêt à se faire oublier dans le bidonville. C'est triste à dire pour sa population mais Van Brënner va certainement y faire des rafles pour tester ses réactions en le confrontant avec certains habitants. C'est sa méthode: le levier psychologique. Une sorte de roulette russe. Il te confronte à un mec qu'il suppose que tu peux connaître, et il essaie de lire sur ton visage... De toute façon le prisonnier test est condamné. Si tu ne sembles pas le connaître il l'abat parce qu'il lui est inutile et si tu révèles d'une façon ou d'une autre que tu le connais, il le torturera sous tes yeux jusqu'à ce que tu parles ou que l'autre parle... Aucune issue ... c'est ... pardon...

Je m'appuyai à la rambarde du pont roulant pour essayer de chasser les mauvais souvenirs et rassembler mon courage.

- Pour la réunion je veux  Chris, Wade, Max, Alexandra , Camille, Kyra et toi. Inutile de multiplier les risques de fuites. Je plongeai mon regard dans le sien. A vous, je dirai des choses qui risquent de semer une sacrée panique, je ne vous épargnerai pas. Les autres doivent en savoir un minimum. Certaines choses ne devront pas filtrer du tout de notre entretien.

Je l'attrapai par le bras.

- Est-ce que tu saisis que c'est l'existence de notre communauté qui est dans la balance ? Si on a des gens qui paniquent et tentent de fuir dans le désordre, on risque tous de se faire prendre. Il faut qu'on quitte les Abysses, c'est une chose qu'ils vont devoir intégrer. Une page qui va se tourner. Mais pas n'importe comment ni dans le désordre. Il faut qu'on organise l'exode. La bonne nouvelle c'est que j'ai peut-être, je dis bien peut-être, une solution de repli déjà toute trouvée.

Je baissai la tête en regardant mes pieds. Je n'avais jamais rien connu d'autre que les Abysses ou le bidonville. Quitter tout ça ne serait pas facile. C'était le seul univers qui m'était familier. Je n'avais mis les pieds dans les autres Dômes que pour des contrats lorsque j'étais mercenaire et ce que j'en connaissais se résumait aux cages d'escalier ou d’ascenseur par lesquels j'atteignais mon lieu d'opération et les toits des gratte-ciel de la cité d'Asaria, le cœur du pouvoir. C'était cet Asaria-là que j'arpentais avec Jeko. Mon quartier c'était le bidonville et ma maison les Abysses. J'allais devoir quitter tout cela et je pouvais fort bien imaginer ce que les Enfants des Abysses allaient ressentir. Certains souhaiteraient peut-être demeurer sur place. Je leur en laisserais le choix par respect pour la nature des Insoumis.

Il y avait un autre problème: les habitants du bidonville, qui allaient subir la double menace des rafles pour avoir des renseignements sur Logan et le danger encore non défini de cette fissure. Tous les Insoumis avaient plus ou moins des liens avec certains d'entre eux: indics, dealers, trafiquants, putes, ou simplement rencontre fortuite. Même un Insoumis a besoin de se socialiser. On avait aussi une certaine proximité de condition de vie avec eux. Parmi les parias d'Asaria, nous étions les parias des parias. Savoir cette population sous le coup de cette double peine ne me laissait pas indifférent. On pouvait me prendre pour un gros con, égocentrique, grande gueule, mal luné, solitaire. La détresse de ces oubliés d'Asaria m'atteignait tout autant. J'avais été l'un d'eux à une époque. Les aider n'était pas inenvisageable mais je devais penser avant tout aux miens. Ceux qui avaient tout abandonné, jusqu'à l'illusion d'un statut social et préféré vivre sous terre plutôt que dans une cabane en tôle. Ceux qui avaient refusé les miettes d'un système qui les dégoûtait. Les Insoumis. Quand le dernier d'entre eux serait en sécurité, alors je pourrais penser à tendre la main à ceux qui avaient accepté une vie de servitude.

- Pour le Dôme, je ne suis pas si sûr que le Gouvernement soit au courant. C'est juste le fruit d'une gestion laxiste, voire inexistante, de cette partie de la cité. Ils ne sont pas le genre de maître à venir s'assurer que leurs esclaves sont bien logés. J'ai grandi dans le bidonville aussi et le seul bâtiment qui ait jamais eu l'eau courante, l'électricité et le tout à l’égout, c'est celui de la Milice. Rien n'est entretenu ici et c'est voulu. "Le QG de la Milice est comme un poste avancé dans un océan de merde". Ce sont les propres mots de cette enflure de Ministre. Voilà ce que la population de ce dôme est pour eux; une merde encore nécessaire. Si tu veux laisser crever quelqu'un, le laisser croupir dans ses déjections et sans soins, c'est une bonne façon, une méthode passive et moins visible. Ils pourraient faire sauter tout ça ou le brûler. Mais ils le maintiennent tout en le laissant se dégrader. Tout simplement pour éviter un soulèvement général. C'est un génocide silencieux.

Je fis mine de m'avancer dans la lumière puis me ravisai pour ajouter à l'attention de Raven qui s'apprêtait à redescendre.

- Tu sais, on va tous avoir des choix à faire. Un homme a toujours le choix. Les gens des bidonvilles avaient un choix. Nous rejoindre ou rester là dans cette soumission au système. Ils ont choisi le système. Mais nous, on a le choix aussi: fermer les yeux, s'occuper de nous  et ignorer ce qui se passe en surface en restant dans nos souterrains ou oublier un temps un de nos principes fondamentaux pour aider d'autres personnes que les Insoumis. Je ne sais pas encore quel sera mon choix, mais j'ai le choix. Je l'ai toujours eu. C'est ça aussi, être insoumis.

Je me tournai ensuite vers les nôtres et fis quelques pas pour pénétrer dans le Halo de lumière.
Comme je m'y attendais, la foule était impressionnante, dense, chaque visage arborant un air grave. Des vagues de murmures la traversaient comme le vent balaie la mer. Je posai mes mains sur la rambarde et mon regard sur tous ces visages parmi lesquels certains m'étaient très familiers, ou d'autres à peine connus. J'avais oublié, depuis le dernier rassemblement, que nous étions si nombreux, et surtout je les voyais ce soir sous un nouveau jour. Ils ne le savaient pas encore, mais c'était de moi qu'ils attendraient désormais des décisions qui allaient changer leur vie.

En laissant Raven derrière lui, Max sent sa respiration se couper. Il a entendu les appels qu’elle a faits. Il est resté de marbre, debout derrière elle. Ses mots pour lui, ont été comme un couperet. Plus il y pense, et plus cela lui semble réel. Logan. Logan n’est plus là. Logan a été pris. Sous ses yeux. A cause de lui ? Qu’est-ce que j’ai merdé ?! Il avance dans les couloirs, sans véritablement réaliser où ses pas le mènent. La scène repasse en boucle dans son esprit. Encore. Et Encore. Sans arrêt. Il essaye de comprendre. Les préparations de ces dernières semaines. Qu’a-t-il bien pu oublier ? Le parcours avait été appris par cœur par l’équipe. Leurs informations concernant la composition du convoi étaient correctes, il les avait obtenues de première main. Comment a-t-il pu rater le fait qu’ils ont été vendus ?

La porte de l’infirmerie le sort de ses pensées. Qu’est-ce que je fous là ? Il sait pourquoi il voulait venir. Mais… Où est passé le trajet ?! Ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est que derrière cette porte, il y a ses compagnons d’arme. Il entre sans frapper. La plupart du personnel a déjà répondu à l’appel de Raven. Ne restent que ceux qui s’activent à retirer la balle de l’épaule de Nolan. Et Sid. Ce gars est une tête de mule. Il a refusé de partir tant que Nolan ne serait pas sorti. Il est là et me regarde entrer. Ses yeux sont aussi rouges que doivent l’être les miens. Je me place à côté de lui sans un mot. Sa voix tremble.

- Ils ont bientôt terminé. Il a eu du bol, apparemment ça a évité les nerfs.
- Ok.
- La réunion, c’est pour ça ?
- Ouais.
- On va trouver une solution, pas vrai ?
- Oui.

Ils en resteront là. Ce n’est pas à eux de révéler ce qu’il s’est passé aux autres Insoumis. Adam fera cela très bien. C’est son rôle désormais. Guider et protéger le peuple des Abysses. Seul. La mâchoire de Max se crispe un moment. Il doit tenir. Il ne perdra pas espoir. Se jeter seul dans la gueule de la milice ne serait pas une bonne idée. Cela lui a pourtant effleuré l’esprit. S’y lancer, seul, et se servir de l’oubli pour sortir Logan de là. Ou même y envoyer une projection. Il faudrait essayer. Il faut faire quelque chose ! Les infirmiers reviennent, et encadrent Nolan. Il faudra qu’il se ménage un peu ces prochains jours. Ça tombe mal. Mais personne ne lui fera la remarque. Au contraire. Les Insoumis sont une famille. Ils veilleront sur lui.

- Allez, on se casse.

A côté de Nolan, Max le surveille. Il vient de se faire opérer, mine de rien. Les garçons restent silencieux dans les tunnels. Aucun d’entre eux n’a le cœur à parler. Et lorsqu’ils arrivent à la gare, max choisit de rester sur un côté, appuyé contre une paroi. Il ne veut pas qu’on vienne lui parler. Ours mal léché, il a besoin de panser sa plaie tout seul. Enfin, de ce qu’il en pense. Ses yeux se baladent tout de même dans la foule, pour trouver Kyra, ou Alex. Lui, il pense qu’il doit être là pour elles. En vérité, il a besoin d’elles. Il ne les a toujours pas trouvées lorsqu’il aperçoit Raven qui redescend, et Adam qui s’avance dans la lumière. Bras croisés, regard noirci, l’asarien relève le visage vers son leader. Qu’est-ce qu’il va advenir d’eux, désormais ?

Raven et ses questions, ses réponses prévisibles ou surprenantes. Nos différends faisaient qu'elle continuait probablement à m'estimer comme un merdeux, surtout par rapport à Logan. Pas dans le sens jeune morveux. J'étais plus âgé qu'elle, et même si elle était aussi issue du bidonville, je doutais qu'elle fût passée entre les mains d'un sadique tortionnaire.  Enfant, j'avais mûri trop vite à l'orphelinat, puis adolescent dans le bidonville. J'avais connu ce qui ressemblait à un père. Jeko. Il m'avait appris la vie. A sa façon. Il m'avait appris comment survivre en prenant des vies. J'étais doué à l'excès pour cela. Lorsque je ferrais une proie, je ne la lâchais pas. Si je tombais sur un rival, aucune guerre psychologique ne pouvait me faire perdre le contrôle. J'étais un modèle de contrôle en mission. Froid, prédateur, calculateur, méticuleux, organisé, cérébral. Il ne m'avait fallu que deux ans, au contact de mon mentor pour devenir cette machine à tuer qui finirait dans les cachots de Van Brënner quelques huit ans plus tard. Huit ans à survivre en ôtant la vie pour du fric. Mais je n'échouais jamais. Jeko était impressionné, je crois, par la conviction que je mettais à faire "du bon boulot" à "gérer" comme je lui disais. "Je vais gérer, t'inquiète." Et je le faisais. Putain que je le faisais bien ! J'avais toujours trois coups d'avance sur les agents de sécurité de mes cibles. On ne me payait pas pour flinguer le quidam du coin. En général mes "cibles" étaient des huiles surprotégées, qu'elles soient des responsables politiques ou des mafieux corrompus jusqu'à la moelle dans les trafics. Ce n'était jamais une balade de santé. J'avais étudié le terrain des semaines durant, je m'étais renseigné sur les habitudes du type, ses goûts, son entourage. Ses passions aussi. Ça pouvait tout changer. Un type dingue de son gosse pouvait soudainement décider qu'il allait s'arrêter au magasin de jouets pour un cadeau inattendu et ça foutait par terre le timing de l'exécution. C'était mon job de tout prévoir, anticiper, et c'est pour ça que j'étais l'un des meilleurs, sinon le meilleur. Jeko avait voulu planifier son dernier coup avant la retraite et je lui avais laissé les coudées franches, dernier cadeau à une idole. Pour la première fois, j'avais manqué d'anticipation et j'avais mal évalué le fait que Jeko avait vieilli, n'était plus aussi performant qu'avant. Que, désormais, c'était à moi de couvrir ses arrières, de le protéger, de le briefer. J'avais été aveuglé par mon admiration et ma reconnaissance pour ce mec. Et cela lui avait probablement coûté la vie. Je m'en voulais. Je n'avais pas honoré le code du plus petit gang d'Asaria. Veiller l'un sur l'autre. Je m'étais longtemps senti une merde. Ce qui faisait que j'encaissais sans broncher les coups de couteau et de poing des Miliciens, des bourreaux. Une merde qui a laissé son père, son mentor, le seul être que se soit soucié de lui, se faire prendre par la Milice. Une merde qui doit encaisser les coups et fermer sa gueule. J'étais seul face à moi-même dans les sous sols de la Milice, mon vrai bourreau, c'était moi.

Ce soir, encore une fois, j'étais seul. Seul face à mon pire tortionnaire. Moi. Je contemplais tous ces visages. J'étais déjà happé par leurs angoisses, leurs attentes. Lorsque je m'étais avancé dans la lumière après mes derniers mots pour Raven, j'avais entendu ses mots mais comme si nous étions tous deux dans un monde paradoxal, comme si une sorte d'aura m'attirait au devant et atténuait ses mots. Je les avais pourtant gravés en moi, mais mon être tout entier était voué à cette foule qui attendait dans l'angoisse, là, en bas. Je n'avais répondu à aucune de ses questions. Je les avais pourtant entendues mais je lui avais déjà dit l'essentiel de ce qu'elle devait savoir et mon estomac noué avait tout verrouillé en moi, tout focalisé sur une chose. Je devais prendre le contrôle de cette foule pour lui éviter d'aller au massacre, à l'abattoir. Je devais assurer le manque de Logan que nous allions tous ressentir, moi le premier. Je devais faire face et mettre les nôtres en sécurité mais je devais aussi, j'en nourrissais le désir, la rage au plus profond de moi, réussir à le sauver. Je refusais que l'Histoire se répète indéfiniment. Aussi, face à toutes ces paroles qu'elle prononça, je ne répondis rien de plus mais je lui lançai juste un regard, bref, furtif. Je ne pensais pas qu'elle ait pu le voir car, déjà, elle dévalait cet escalier métallique et froid. Si elle avait pu le voir, elle y aurait lu la détresse et la peur, celles d'un petit garçon couvert du sang des siens. Je m'étais avancé, et mon regard, cette fois, avait embrassé une foule à la fois familière, les miens, et anonyme: une multitude.

La nausée m'avait saisi lorsque je m'avançai sur cette espèce de balcon. Ma vision périphérique voyait Raven descendre l'escalier pour se perdre dans cette foule mouvante. J'aurais dû ... J'aurais dû lui dire de rester avec moi pour annoncer cette nouvelle. A mes côtés pour me sentir plus fort. Étonnamment, la pensée d'elle sur ce balcon ne m'irritait pas mais me confortait. Mais cela n'aurait pas été juste. Logan n'avait pas désigné Raven pour porter le poids de ses responsabilités en cas de drame. Il m'avait clairement désigné moi. Pourquoi ? Pourquoi pas Max, ou Wade ou Chris. Moi, un simple humain. Un mercenaire, un type que se vendait comme une pute, pour du fric. Aucune de nos soirées de beuverie n'avait pu me faire percer ce mystère. J'étais en général raide sur un banc de l'Under, que Logan se tapait encore un poker avec ce fumier de Wade. J'étais une putain de merde d'humain et Logan, un ancien milicien m'avait choisi comme protégé, sorti des griffes de l'enfer, et entrainé  dans son chemin sans retour. Logan avait tout à perdre lorsqu'il m'avait tendu la main pour fuir du QG de la Milice... Je m'avançai, le regard brillant. Mais qui pouvait le voir à cette distance ? Et s'il le voyait, comment ne pas y voir que la fierté et l'arrogance et oblitérer la peine et l'émotion qui risquaient de me submerger à chaque pensée.

- Logan avait tout à perdre lorsqu'il a renié son insigne de Milicien, a ouvert la porte de ma cellule pour m'aider à fuir. Logan a tout perdu pour devenir ce que j'étais. Un paria, un marginal, un guerrier. Il était un soldat qui se bat sous les ordres. Il est devenu un guerrier qui se bat pour une cause. Il m'a dit un jour, j'ai perdu une carrière et gagné un idéal, perdu un rang, gagné une famille, j'ai perdu le soldat mais retrouvé l'Homme".  Il m'a dit: "tu penses apprendre de moi, et tu apprends. Mais j'apprends aussi de toi. J'apprends à être humain dans tout ce qu'il y a de bon en cela."

Je baissai les yeux. La foule s'était tue, comme suspendue à mes lèvres et dans l'attente d'une nouvelle funeste. Je poursuivis.

- Logan a ouvert les yeux en même temps que moi sur ce qui se passait dans le refuge que nous avions trouvé dans les souterrains d'Asaria. J'avais baigné dans la précarité et la misère. J'avais côtoyé la mort et la pauvreté. Ce que j'ai découvert en me réfugiant dans les Abysses d'Asaria... Cela a pourtant été un choc pour moi. Imaginez celui que Logan a dû encaisser, lui qui était fonctionnaire de l’État qui nous dénie le simple droit d'exister. Il a dû faire table rase de tout ce qu'il tenait comme acquis. Il l'a fait, malgré ce que cela impliquait de renoncement. Il aurait pu me livrer maintes fois à la Milice en prétextant qu'il avait été pris en otage. Mais jamais il n'a regardé en arrière. Il a toujours voulu comprendre ce qui avait mené un gamin des bidonvilles à devenir un tueur à gages... Et lorsqu'il a compris, il n'a jamais voulu que s'amender, tendre une main. Puis il a vu pire que le bidonville.  Et à la fois ... mieux. Je le lui disais sans cesse. Refuser les miettes et subvenir en homme libre à ses propres besoins, même dans l'illégalité, c'est toujours mieux ! Logan est un Asarien qui a une âme, une conscience, un libre arbitre. Il n'est pas le seul. Mais il a ouvert une voie. Celle de ceux qui refusent le modèle de société dicté par le Gouvernement. Je n'ai aucune connaissance, je n'ai aucun bagage. Je n'ai fait aucune études. J'ai appris ce que je sais d'un tuteur ou sur le terrain. Je ne connais que de façon parcellaire la Constitution Asarienne mais je sais déjà que je n'y ai aucune place actuellement. Vous non plus ! C'est ce qui nous a réunis. Notre avenir est ailleurs que dans cette organisation politique.

Je me redressai, serrant le bord de la rambarde à m'en blanchir les phalanges.

- Il avait fait ce que nous sommes. Il était sans doute le meilleur d'entre nous, bien qu'il songe toujours à faire passer chacun d'entre nous avant lui. Vous le pensiez invulnérable. Je le pensais invulnérable. Pourtant, en devenant l'un d'entre nous, il a aussi renoncé à ça! Son invulnérabilité. Ce soir Logan est tombé! Non, il n'est pas tombé physiquement. Pas encore. Mais il est tombé aux mains de notre seul ennemi : la Milice. J'ignore pourquoi il a fait confiance à l'Humain que je suis, lui l'Asarien qui a tout laissé pour refuser l'aliénation qui nous mène à notre perte à tous. J'ignore pourquoi il a pensé que je pouvais avoir votre confiance. Je ne suis qu'un homme. Et pas le meilleur d'entre eux. Mais je sais ce que je lui dois, ce que je vous dois. Et il a du le savoir. Je vais me battre pour que vous puissiez encore mériter le nom d'Insoumis. Je m'y engage. Si je dois saigner, si je dois souffrir, si je dois pleurer. Que ce soit pour vous !

Un murmure avait parcouru l'assemblée. Un frémissement dans une unité de pensée qui avait été habituée à fonctionner sur un schéma et le voyait bouleversé.

- Lors d'une mission de ravitaillement, Logan est tombé aux mains de la Milice. Cela signifie pour moi et pour vous deux choses. Une mission pour le libérer, une autre pour vous mettre en sécurité. Logan aurait ordonné que vous soyez mis en sécurité avant tout. C'est cette volonté que je vais  transmettre. Je vous demande de me faire confiance. Je vous accorde le droit de ne pas le faire. Chacun choisira. Plus vite vous serez en sécurité, plus vite je pourrais me mobiliser pour libérer celui que je considère comme mon frère.

J'entendais déjà les pleurs et les lamentations, les cris de révolte, les "pourquoi" , les "comment est-ce possible?".

- J'ignore comment cela est possible. Objectivement, je suis né Humain et je ne sais pas pourquoi. Il y a ces pacificateurs qui veulent nous faire croire que nous sommes égaux, vous savez ... Je ne suis pas d'accord avec eux. Nous ne sommes pas égaux, Asariens et Humains. Nous sommes différents. Autant que peuvent l'être deux frères. Issus d'une même famille, d'un même héritage, mais avec un destin différent. A nous de faire que les uns soient le salut des autres et inversement. On nous a voulus ennemis mais, ici, dans les Abysses, nous cohabitons, nous collaborons.

Aux gémissements, aux larmes, avait succédé un silence recueilli qui m'imposa une pause. Je scrutai la foule en essayant de repérer ceux que je voulais réunir autour de moi. Je me sentais à la fois perdre pied, l'homme que j'étais perdait clairement pied, face aux émotions qui le submergeaient, et à la fois investi d'une mission qui me dépassait et qui me coûterait sans doute la vie. Je pensais à Logan, qui devait lutter à cette heure pour rester muet. Je frissonnai et mesurai à quel point notre amitié m'avait comblé et me laissait seul avec sa perte. Nous étions deux à partager mes secrets, deux . Et il était loin à présent. Le seul qui savait.

- Nous n'avons pas perdu cette rage, cette ... cette faculté de nous battre pour des causes que nous croyons justes et qui nous dépassent. Cette rage, nous la communiquons parfois à nos ennemis. Les Asariens. Certains y voient un défi. D'autres en ressentent du respect.

Je me souvenais de ce que m'avait dit Logan quand je lui demandais pourquoi ... Pourquoi il m'avait aidé à m'enfuir, m'avait libéré. " Tu n'as jamais rien lâché. Tu mourrais. je le voyais. Chaque fois qu'ils te ramenaient dans ta cellule, tu étais un peu plus mort. Mais tu ne lâchais rien. Tu étais près à mourir pour protéger une autre personne et je savais les moyens qu'ils employaient contre toi, pour les avoir déjà utilisés contre d'autres.  Tu dormais, tu gisais à même le sol de ta cellule. Je passais devant et je ne voyais que ta chevelure blonde et indisciplinée . Un corps meurtri, une conscience blessée mais jamais brisée. Je ne savais pas quelle cause t'animait, mais secrètement je la faisais déjà mienne. "

- "Je ne savais pas quelle cause t'animait, mais secrètement, je la faisais déjà mienne." Ce sont les mots qu'il m'a dit la première fois qu'il m'a sauvé la vie. Et il y en a eu beaucoup d'autres. Nous ne pouvons, pour toutes ces raisons, accepter d'attendre la mort dans un tunnel ou de le voir mourir aux mains de ses bourreaux. C'est pourquoi nous allons migrer vers un refuge plus sûr et aussi organiser une mission pour le libérer. Nous sommes les Insoumis. Certains se battent pour protéger ce que nous sommes, d'autres font ce que nous sommes. Chacun d'entre vous aura à jouer un rôle, aura sa place dans la nouvelle ère qui se dessine pour nous.

Le silence avait succédé aux larmes et tous m'écoutaient à présent l'air grave et déterminé, mais pour certains, l'air effrayé. Je n'en étais absolument pas conscient, mais alors que je m'adressais à la communauté des enfants des Abysses, je n'étais plus Adam Lockwood, le taciturne type qu'on avait envie de boxer. J'étais devenu Ghost, celui qu'on écoute parce qu'il est le fantôme de Logan et plus que cela, celui qu'il a désigné contre son gré comme son successeur. Je n'étais qu'un Humain, et je devais guider une assemblée dans laquelle bon nombre d'Asariens auraient pus revendiquer le leadership. Je parlais, sans en avoir conscience, d'une façon qui n'était pas la mienne jusqu'alors. Je me tenais à présent naturellement droit dans la lumière et j'étais prêt à affronter leurs contestations à tous.

- Je ne suis qu'un Humain, je n'ai aucun pouvoir du genre de ceux de Logan. Pourtant je peux vous affirmer que je suis prêt à me battre, à saigner, à pleurer, à mourir pour que les Enfants des Abysses demeurent libres où qu'ils vivent. Si je déshonore cette promesse, vous pourrez me regarder avec l’œil qui juge un frère. Nous allons devoir nous exiler. Je sais que cette décision sera impopulaire. Elle est pourtant rendue nécessaire par l'emprisonnement de notre leader qui connait tout des Abysses et de notre communauté. Jamais Logan ne prononcerait une parole qui puisse nous nuire mais je sais qu'il exigerait la même chose de vous si j'étais tombé aux mains de la Milice. L'exil pour plus de sûreté. Cela est valable pour le cas où un membre leader de notre groupe serait emprisonné Nous l'avions convenu, Logan et moi. Si lui ou moi, où un membre de l'état major était capturé, nous devions déménager. Rien ne vous sera imposé. Si vous souhaitez rester vous le pouvez.

L'information de Raven me revint soudain en mémoire, avec la pression qu'elle impliquait.

- Pour une double raison de sécurité, je demande à tous les Insoumis résidant dans les Abysses de ne pas les quitter jusqu'à la migration. Les équipes de ravitaillement sont les seules autorisées désormais, à sillonner le Bidonville. Ce pour deux raisons. Nous ne devons pas nous faire repérer de la Milice et une menace de pollution planant sur la décharge, nous n'allons pas alourdir le fardeau de la population des Bidonvilles. Jusqu'à nouvel ordre, il est très fortement déconseillé  de sortir en surface sans raison vitale pour la communauté. Mon objectif est double : nous mettre en sécurité, comme l'aurait fait Logan. Le libérer et le ramener parmi nous. Si je manque à un de mes engagements, alors seuls les Insoumis pourront me juger et m'exclure.

Sans savoir pourquoi, je cherchai à entrevoir son visage dans la foule. Sans doute parce qu'elle était la dernière à avoir accompagné l'ancien Adam. Celui qui pensait pouvoir se ficher de tout et de tous. J'aperçus Max à l'écart, mais aussi Chris que je pensais engager dans une mission de sauvetage pour Logan. Puis Wade et ses bras croisés se dessinèrent dans les premiers rangs. Son visage décomposé en disait long sur l'émoi qu'il traversait. Enfin je vis Raven se mouvoir dans la foule pour traverser le hall en direction de la salle de surveillance.

-Nous n'avons jamais fait partie des pages sereines d'Asaria. Savez-vous qu'une civilisation avance au gré de ses révolutions ?  Une page se tourne pour les Insoumis, une vengeance est à l’œuvre. Faites-moi confiance, faites-vous confiance ! Notre heure viendra, mais elle s'écrit hors des souterrains d'Asaria. Je vous laisse regagner vos abris et faire vos paquetages avant de dormir un peu. Wade, Chris, Max, Kyria, Camille, Alex, Raven, au rapport au post de surveillance dans trente minutes. Prenez les galeries annexes pour éviter la foule !!!

Épuisé, je me retirai dans l'ombre et descendis les escaliers comme un fantôme. Je n'avais jamais autant mérité mon nom de code de mercenaire. Je rasai les murs et bifurquai dans des galeries annexes dont seul moi et Logan connaissions l'existence et j'en arpentai le réseau arachnide durant de longues minutes avant de m'effondrer et de vomir mes tripes dans un égout. Je me repliai ensuite sur moi-même pour pleurer, le corps secoué de spasmes, terrorisé. Le temps était aboli, l'espace, le monde, Asaria, plus rien n'était réel que cette peur d’être seul.