(Terminé) Fight Club & Co [pv Raven]

Certains se défoulent de leur rage en couchant des mots sur le papier et je dois bien avouer que cela m'arrive parfois. Je n'en parle jamais parce que ce n'est guère ce qu'on attendrait de moi. De toute façon, je parle très peu. Donc le petit carnet de poèmes gardera ses secrets, caché dans cette fissure dans le mur de mon antre. Parfois les pensées sont trop tumultueuses pour pouvoir les dompter en mots. Si j'avais été un musicien, j'aurais probablement composé des symphonies dramatiques et épiques, secrètement romantiques, ou des morceaux de metal extrême à faire dresser les cheveux sur la tête. Mais je n'ai pas appris la musique, j'ai juste appris à lire et à écrire à l'orphelinat et quelques notions de premiers secours que j'ai perfectionnées parmi les Insoumis. J'aurais pu apprendre davantage mais je n'ai jamais voulu. J'ai préféré apprendre la rue. La rue c'était se battre au quotidien, pour un morceau de pain, un fruit pourri, une plaque de carton qui pouvait servir d'abri. Moi j'ai eu de la chance, l'orphelinat m'a ouvert ses portes. Mais il ne pouvait contenir toute la misère du Bidonville. Quand je sortais, je me retrouvais confronté à la réalité du monde qui m'avait vu naître: un monde écrasé par la botte des Longues Vies, ou le seul espoir décent qu'on puisse avoir était d'être fauché par la balle d'un milicien avant la tombée du jour. Que le cauchemar s'arrête. A quoi bon cette vie de damné ? Et pourtant, très étrangement, le taux de suicide n'était pas très élevé et la natalité beaucoup. C'était comme un réflexe de survie, le refus d'une extinction. Les miséreux se dressaient dans les ruelles de leur Bidonville, debout, comme un défi au pouvoir en place. Des familles, des myriades d'enfants faméliques dont les habitations de fortune s'accrochaient aux pentes putrides de la décharge. Les spectres nés de la cruauté des Anciens. Je ne comprenais ni les uns ni les autres, mais je respectais cette population parmi laquelle j'avais vu le jour. Leur courage face à l'adversité et leur capacité à se débrouiller pour survivre ne pouvaient que forcer mon admiration, bien plus que le côté glitter des Dômes du pouvoir.

La vraie beauté était là, quand la lumière se levait sur les brouillards fétides qui s'accrochaient à la colline. Dans ce paysage désolé et pourtant grouillant de vie où j'avais grandi. Pas toujours en sagesse et tardivement en tempérance. Devenu le co leader des Insoumis avec Logan, je donnais pourtant l'impression d'être posé et réfléchi. C'était une apparence trompeuse. Logan était la force tranquille quand moi, je bouillonnais, je brûlais d'agir chaque jour contre le spectacle révoltant qu'offrait la société asarienne. Là ou Logan n'éprouvait aucune amertume parce qu'il avait connu le statut de citoyen, moi j'étais dévoré d'une rage que je devais à l'exclusion. Lui voyait une sorte de libération dans son changement de situation, quand j'avais pour ma part le sentiment de mener la vie d'un paria, d'un intouchable, d'un damné. La seule chose que je possédais, c'était ma rage de vivre et aussi ce sentiment de tenir ma vie entre mes mains. La mort était ma compagne de tous les instants, je flirtais avec elle avec une constance suspecte, peut-être parce qu'en la mettant sans cesse dans la balance, j'avais vraiment l'impression de maîtriser ma vie. Ce qui, bien sûr était un leurre. Le réel contrôle venait d'en haut, de la surface et même de la plus haute tour d'Asaria. Mais au moins, quand nous étions dans les souterrains, avais-je l'illusion qu'ils ne possédaient pas ces tranches de vie partagées avec notre communauté. Nous étions des parias, oui, mais nous menions une vie parallèle sur laquelle ils n'avaient pas main mise. Parfois nous les croisions en surface et les dommages étaient souvent collatéraux. Leur milice suréquipée et bien nourrie était contrebalancée par des combattants solidaires, la rage chevillée au corps et parfois la faim au ventre. Quand les vivres venaient à manquer, les hommes se servaient les derniers, après les femmes et les enfants. Et parfois on allait dormir avec un verre de gniaule dans le ventre. Et quand il arrivait que cette putain de Milice pénètre un des tunnels et déloge à coups de fusils mitrailleurs, les nôtres endormis, il fallait bien aller au feu, après quelques heures d'un mauvais sommeil, et le ventre vide. J'avais alors comme un feu qui brûlait les tripes et j'aurai pu dégommer 20 miliciens avant de tomber. Bien que ma spécialité soit le tir de précision à longue portée, je me débrouillais aussi en combat rapproché. Ce qui me sauvait la mise par rapport à des types plus véloces, c'était mon exceptionnelle endurance. Il en fallait beaucoup pour me mettre KO.

Tellement que j'en avais fait un autre exutoire, avec la vitesse à moto hors des Dômes. Je cognais, je cognais. Sur des Miliciens quand l'occasion se présentait, sur des types aussi bourrés que moi qui venaient me chercher des noises au comptoir de l'Underground. Wade le savait, il le voyait à mon regard quand ça allait virer vinaigre et il me faisait signe de sortir par la porte de derrière. Laquelle, d'ailleurs, ressemblait à celle de devant. Un tripot clandestin étant ce qu'il était. Et j'allais parler du pays au type dans la ruelle de derrière. Il était rare que je perde. Pour tout dire, c'était même devenu un sport local de défier Adam Lockwood, enfin de défier Ghost. C'était mon ancien nom de mercenaire et Wade m'appelait toujours comme ça. Comme j'avais plutôt l'air de vouloir me confondre avec les murs, le surnom m'était resté. A force de rester invaincu, je drainai pas mal de clientèle en mal d'émotion ou de défi, ou simplement de tarés voulant cogner. C'est ainsi que l'idée était venue à Wade de monter des paris clandestins sur les combats. Autant que ça rapporte, puisque chaque soir il y avait foule dans son arrière cour. Il m'embaucha donc pour construire un ring de fortune et l'animer. Au début j'étais très assidu mais, les responsabilités venant à la tête des Insoumis, et un afflux d'autres boxeurs aidant, il avait monté une sorte d'écurie qui faisait le show tous les soirs, me permettant de ne venir combattre que lorsque j'en avais vraiment envie ou besoin.

Ce soir en était un. Allez donc savoir pourquoi ? Il en fallait peu parfois. Etre témoin d'une injustice que je ne pouvais contrer. Penser voir de dos dans la foule Jeko et lui courir après pour finalement poser la main sur l'épaule d'un inconnu. Voir un gamin courir vers ses parents qui lui tendent les bras. Pleins de choses peuvent encore me blesser par ce qu'elle réveillent en moi. Certains pleureraient mais je ne sais pas pleurer. D'autres seraient tristes mais je le suis déjà profondément. Donc quand j'ai mal, j'ai besoin de cogner. Ça donne de moi l'image d'un Néandertalien avec un cerveau de la taille d'une noisette ? Si vous saviez comme je m'en fous. Ça m'arrange même. Ça tient les ennuis éloignés. Enfin certaines formes d'ennuis, ceux avec un petit cul bien roulé et une belle paire de nibards. Et pas tous encore ... Et j'étais en train de mettre un crochet du droit dans le menton de ce nigaud de Jack Chosky lorsque je vis précisément débarquer un spécimen que rien ne pouvait décourager de me faire chier : Raven Hunt. Avec un peu de chance, en tournant de façon à lui montrer mon dos, elle me foutrait la paix. Je fis  donc quelques pas de danseuses sans frapper, à la grande surprise de mon adversaire qui devait se demander quelle mouche me piquait. C'était pas une mouche à dire vrai. Plutôt une guêpe un peu folle, ou mieux, un frelon. D'autres auraient dit une sangsue.

Ce n'est pas qu'elle était désagréable à regarder, Raven. Bien au contraire. Elle avait d'ailleurs toujours un ou deux types au cul. Enfin de loin, parce que la baffe était prompte chez elle. C'était une belle fille, bien balancée. Mais sa langue aussi était bien balancée. Et branchée sur le courant continu, si vous voyez ce que je veux dire. Dans son domaine, elle se débrouillait. Elle était aussi douée pour démonter et remonter un ordinateur que moi une bécane ou un AK-47. Elle était donc utile, très utile même, pour le marché noir des Insoumis et la surveillance vidéo des tunnels. En fait, elle était bien roulée, et loin d'être conne. Mais quelque chose faisait que nous ne pouvions pas nous supporter. Il fallait bien cohabiter puisque nous nous croisions dans les souterrains et parfois en mission ravitaillement. Mais ça ne nous simplifiait pas la tâche.

- Qu'est-ce tu fous, Lockwoood ? On monte la cadence où tu veux aller dormir ?

Chosky était ce qu'il était, mais il avait un sens du spectacle grande gueule et je ne fus pas étonné de le voir ôter son T-shirt, s'éponger le front, pour le balancer par dessus les cordes sous les sifflets des minettes présentes. Il avait de la masse musculaire bodybuildée et aimait la montrer aux filles. Pas moi.

- Allez fillette, montre nous tes muscles. Fais tomber ton polo, Blondie !

Je haussai les sourcils et répondit, laconique:

- C'est toi qui va tomber, mec ! avant de lui balancer un magistral coup de boule.

Je savais que je l'avais mis en colère et que j'allais prendre cher mais j'étais vraiment en rogne ce soir et l'arrivée de miss radio Abysses n'allait sans doute rien arranger.

Chomski, qui avait du sang russe comme il se plaisait à le rappeler, narrant à qui voulait l'entendre comment ses ancêtres avaient survécu à la pluie de feu et à la grande migration qui s'en était suivie pour arriver jusqu'à Asaria, frappait comme une brute, de sorte que peu de boxeurs osaient relever le challenge. Quand il avait su que j'étais présent dans le bar, il avait fondu sur moi comme une fiancée qui réclame le mariage. Ça tombait bien. Ce soir j'étais d'humeur à convoler en justes coups. Après le coup de boule propre à assommer un cheval que je lui avais mis, il m'avait bien rendu la monnaie. J'avais la pommette entaillée et le nez qui pissait le sang mais je ne sentais même pas la douleur. Je redoublai de vigueur dans mes coups, fondant sur lui sans me soucier des dommages qu'il pouvait me causer. Je me savais plus résistant que lui à la souffrance. Je l'achevai par KO au bout de six rounds. Entre temps, j'avais suivi du coin de l’œil le cirque de Wade aux prises avec mademoiselle l'emmerdeuse. Je connaissais Wade depuis un bail et je savais qu'il ne fallait pas lui marcher sur les pieds, ni venir le faire chier chez lui. Même moi qui ne craignais pas grand monde, respectais ses règles du moment où je franchissais le seuil de l'Underworld. Depuis que je fréquentais les lieux, j'en avais vu voler par la porte de derrière, des types un peu trop sûrs d'eux. Logan m'avait prévenu: "il n'a pas la même masse musculaire que nous, mais ce type est un faux calme et une vraie teigne quand on lui pompe l'air ou qu'on ne lui parle pas comme on devrait. Il connait quelques coups vicieux qui pourraient te prendre de court. C'est un mec bien avec un gros cœur mais il faut pas l'emmerder. S'il arrive à se faire respecter avec la racaille qui fréquente son bar, il y a une raison". Effectivement, il y en avait une et j'appelais cela de l'autorité naturelle. La même que celle qui émanait de Jeko quand il m'avait pris en main et tiré de la très mauvaise pente où j'étais engagé ou de Logan quand il avait pris la tête des Insoumis et décidé qu'on formerait désormais une communauté solidaire. Des mecs comme cela, quand ils parlaient, on se taisait et on écoutait, on essayait d'apprendre d'eux.

Croyez-le ou pas. La seule personne que je voyais résister à ça et ne pas écouter ce que Wade essayait de lui dire, se tenait là ce soir au bord du ring, entre les putes et les bookmakers, les dealers et les maques, les trafiquants d'armes et les poivrots. Là, elle se tenait là! Dans son jean et son éternel blouson fatigué, avec sa petite queue de cheval toute sage, son petit museau de souris trop curieuse, ses yeux de gosse qui croit encore au Père Noël! Inconsciente qu'elle risquait de se faire peloter ou coincer sur une banquette par un type en manque, ou de se faire mettre la pâtée par des cagoles qui considéraient le bar comme leur territoire d'affaires. Elle avait l'air de négocier je ne sais quoi avec Wade. Comme si on pouvait négocier avec lui. J'eus un petit sourire en coin lorsque je la vis s'éloigner tirée par le bras pas le patron qui la raccompagnait sans doute vers la sortie. Pour autant cela ne me détourna pas de ma volonté de corriger Chomski et comme déjà deux fois par le passé, je sortis vainqueur de notre affrontement. Il m'avait battu une seule fois et je savais qu'il rêvait d'égaliser le score. Ce ne serait pas pour cette fois. J'enjambais les cordes tandis que le soigneur du ring venait examiner mon adversaire inconscient. Sally Donner me sauta sur le râble pour m'embrasser à pleine bouche en me promettant qu'elle prendrait bien soin de moi. En temps normal et vu mon humeur ce soir, je l'aurais envoyer paître mais j'avais gagné et assisté à la remise en place de Raven par mon ami et ça mettait une note de joie dans ma fin de journée. J'enfilai le peignoir qu'elle me tendait et je lui répondis dans un clin d’œil.

- Ça marche poupée, je suis d'humeur à faire la fête, mais je dois d'abord aller récupérer mes gains dans le bureau de Wade.

Tenant Sally par la taille et une bouteille de bière qu'on m'avait offert au passage, de l'autre main, j’avançais jusqu'au bureau de Wade dont la porte était ouverte. J'étais un peu chancelant tout de même. Chomski avait mis le paquet et j'avais un peu de mal à retrouver mon souffle. La gueule passablement amochée et accompagné de deux des passions de ma vie, une bière et une femme, je me présentai sur le seuil avec Sally un peu bourrée et je lançai en levant ma binouze:


- Hey Wade ! Aligne le pognon! J'ai envoyé le russe au tapis. Ce con de Chomski a pas encore compris que les poings c'est comme la queue, suffit pas d'en avoir une grosse, il faut savoir s'en servir. Allez, mec sors de ton bureau, je te paie une tou... Moment d'intense solitude et de silence abyssal. Froncement de sourcils Mais qu'est ce qu'elle fout là ?

Le compte à rebours des emmerdes avait débuté sitôt que j'avais laissé échapper ma réaction instinctive en constatant que Wade n'avait pas eu le cran de se débarrasser de Raven en la raccompagnant jusqu'à la porte. Ok, elle pouvait être teigneuse et collante comme un papier tue-mouche, mais tout de même, je le connaissais assez pour savoir qu'il savait rester maître chez lui. Alors pourquoi céder aux caprices de cette gamine ? La réponse me parvint à moitié couverte par la première salve de récriminations de miss ronchon. Par respect pour Wade, je gardai le silence au début, prenant un air plutôt amusé par le déploiement de forces dissuasives à mon encontre. Je comprenais que Wade se soucie de ce qui pourrait arriver à cette inconsciente. Elle était du même bord que nous et on veillait les uns sur les autres même si on n'avait pas les mêmes affinités avec tous les Insoumis. Mais ce qui manquait à cette fille, c'était une bonne correction pour prendre la mesure de ce à quoi elle se frottait. J'attrapai au vol l'enveloppe que Wade me lançait et je la glissai dans la poche de mon peignoir. Je craquerais probablement une grande partie de ce fric en me bourrant la gueule mais c'était le mieux que je pouvais espérer pour clore une journée qui avait été merdique.
Je m'efforçais de ranger au rang des piaillements insignifiants de femelle frustrée toute les récriminations qui sortaient de cette jolie bouche. Comment pouvait-on ne pas dépasser les 1 m 70 et avoir un volume sonore et spatial si conséquent ? J'aurais fait abstraction de tout ça, une fois le pognon empoché et je serais retourné à mes affaires du moment en l'ignorant totalement. Mais quand elle prononça les mots "tu t'en fous ... comme tout le reste " un déclic se produisit en moi, que Wade avait dû anticiper car il la retint par l'épaule après s'être interposé entre nous.


- Putain, elle va pas faire chier ... Comment je devrais t'appeler, déjà? Rappelle-moi ! Calamity ou l'emmerdeuse des Abysses ? Je viens me détendre ici après avoir passé une journée à précisément "ne pas me foutre de tout" et toi tu ramènes tes fesses pour nous compliquer la vie ?

Je me tournai vers Wade et je levai les mains paumes vers le haut, signe d'incompréhension envers son laxisme et d'impuissance face à cette plaie. Il me fusilla du regard. Visiblement cette situation le gonflait et je pouvais parfaitement le comprendre, mais mon rôle de co-leader des Insoumis m'imposait peut-être une mise au point qu'il ne s'estimait pas devoir faire. Je relevai le menton et m'avançai en direction de Raven tandis que Wade semblait hésiter entre nous laisser nous débrouiller entre nous ou nous mettre chacun une beigne.

- Tu vas baisser ton doigt ! Ton doigt tu le baisses! Espèce de sale gosse! Personne ne me pointe du doigt ! Est-ce que tu as compris ? Puisque Wade doit se comporter en commerçant et ménager ses clients, je vais t'expliquer ce qu'il a des scrupules à te dire. Je me tournai vers Sally qui commençait à me gonfler aussi avec ses manières de sangsue. Toi, retourne en salle et va nous commander une bonne bouteille de whisky sur mon compte. File, t'as compris !

Elle s'exécuta de mauvaise grâce après avoir fait un beau doigt d'honneur à Raven. Je portai mon regard au plafond en signe de désespoir et fixai Raven droit dans les yeux.

- En tant que mec, j'aurais plutôt envie de t'en coller une pour te rappeler que c'est pas moi qui suis venu te déranger pendant une de tes "transactions". Mais comme Logan a décidé qu'on était responsable de vous, je vais te dire de façon plus directe, ce qu'il te dirait affectueusement. Une fille comme toi ne peut que mettre le bordel dans un lieu comme celui-ci. On accepte de courir le risque si c'est pour une mission. Tu arrives, tu négocies ce que tu as à négocier et tu te casses. C'est déjà un gros risque qu'on prend tous, toi, Wade, notre groupe, hélas, on a pas le choix. En matière d'informatique tu es la seule assez qualifiée. Mais hors de question qu'on te laisse te pavaner désœuvrée dans l'Underworld juste pour allumer. Tu sais ce qui va se passer si deux types bourrés se battent pour toi ? Ou si un mec bourré déclenche un baston parce qu'il est émoustillé par ton p'tit cul ? Non, tu sais pas !!!

Je me retournai vers Wade, l'air incrédule. Non, bien sûr, elle ne devait certainement pas savoir, sinon elle ne serait pas là.

- Mais bordel ! Comment il a fait son éducation, Logan ?

Puis m'avançant vers elle, je la pointai à mon tour mais pas du doigt. Du poing tout entier que j'étais prêt à bourrer dans son épaule. Wade tenta de s'interposer.

- Hey hey, Adam ! Calme-toi ! On est entre nous, là !

- Ouais, justement, j'aimerais bien qu'on le reste jusqu'à la fin de la soirée. Si tu déclenches une bagarre, on aura la Milice sur le dos dans les minutes qui vont suivre. Est ce que tu as une idée de ce que cela peut signifier pour des personnes recherchées comme certains d'entre nous le sont ?

Je levai le poing mais je me retournai pour éviter de prolonger mon geste et je pris une grande inspiration avant de poursuivre.

- Si un jour Wade ou quelqu'un qui compte pour moi parmi les nôtres devait être embarqué suite à une descente de la Milice ici pour une bagarre, je te promets que si tu étais présente, je me chargerais de toi moi-même. On veut pas de vagues, on veut pas d'emmerdes ici. On a fait le ring pour ça. Pour canaliser les excès de nervosité des clients. C'est pas pour que tu viennes foutre le feu en tortillant du cul. Et je parle même pas des copines de Sally qui vont vouloir te scalper parce que tu leur fais perdre des passes ...

Wade recula un peu en prenant conscience que mon rôle de leader des Insoumis venait de prendre la main et que j'avais raison de A à Z dans mon raisonnement. On n'apportait pas un cuissot dans une meute de loups en espérant naïvement qu'ils n'allaient pas mordre dedans pour l'entamer voire le dévorer.

- Si quelqu'un se fout bien de tout et des autres dans cette pièce, c'est toi, Raven ! Ici, c'est une poudrière, et toi tu voudrais qu'on te laisse allumer la mèche ? T'as pensé à tous les nôtres qui pourraient tomber dans ce bar et à l'extérieur si une rafle a lieu pour tapage nocturne et bagarres. Sans compter que le lieu est plus ou moins clandestin, donc le dernier refuge des personnes qui n'ont nulle part où aller. Qu'arriverait-il s'il était fermé par la Milice ? Et jusqu'où approfondiraient-ils leurs investigations dans les souterrains ?  Tu veux sérieusement que l'un de nous se fasse prendre pour défendre tes miches après les avoir exhibées sous les yeux de mecs qui se foutent de tout, eux ? Tu veux qu'on foute toute cette communauté en danger juste parce que tu as envie de tuer le temps ou de te donner des émotions fortes ?

Je reniflai et m'essuyai le nez et la pommette dans ma manche car je continuais à pisser le sang.

- Quant à ma frustration du cerveau, elle t'emmerde.

Je m'adressai à Wade en prenant le verre de rhum qu'il avait servi sur la table basse.

- Je sais pas ce qu'en pense Logan mais je crois qu'on devrait larguer les bleus comme elle en pleine cambrousse pour la journée avec comme mission : se débrouiller pour rentrer au bercail par ses propres moyens. Bon sang, Wade ! Mais à quoi elle pense ? Si elle est prise dans une rafle dans un lieu pareil, elle finit comme pute au marché aux esclaves  ...


J'étais lassé de voir des innocents tomber lors de contrôles apparemment anodins, de routine. Pas plus tard que cet après midi, j'avais assisté à l'arrestation d'une famille complète devant une boutique qui vendait des chaussures d'occasion. Je n'avais rien pu faire. Suspicieux, les Miliciens avaient bien regardé dans ma direction. Le seul mec assez corpulent et pas trop vieux dans la rue. Ils redoutaient que je bronche, je l'avais lu dans leur posture. Mais agir seul, c'était juste aller au devant d'un suicide pour moi et cette famille. En me livrant, pour une cause perdue, parce que cela revenait à ça, je pénalisais tout le groupe des Insoumis. Non que je sois indispensable mais d'ici à ce qu'ils me remplacent au poste que j'occupais, cela les laisserait plus vulnérable. J'avais mesuré que je n'avais plus autant de liberté que je le croyais. Que mon libre arbitre n'était plus si inviolable que cela et que je ne pouvais pas choisir de m'interposer malgré l'envie qui me brulait les tripes. Je devais renoncer à des principes au nom de l'intérêt du plus grand nombre et cette gamine capricieuse avait le toupet de me dire que je me foutais de tout ? Je n'attendais rien d'aucun des Insoumis si ce n'est un peu de respect et une certaine distance. De la part de cette fille je n'avais ni l'un ni l'autre. Son apparente insouciance teintée de joie et de naïveté avait le don de m'exaspérer. On avait l'impression que tout n'était qu'un jeu avec elle. Sans aucune conséquence. On aurait dit moi... avant que je ne prenne conscience de cette multitude qui croupissait dans les Abysses.

- Mes ennemis, je ne les choisis pas, ils se désignent comme tels naturellement. Et j'évite d'avoir trop d'amis. Ça rend débiteur et ça  encombre. Il faut bien les choisir. Tu penses trouver les tiens ici ?

Le sarcasme était une des armes dont j'usais beaucoup quand je voulais éviter les poings ou tout autre débordement affectif.

Elle voulait que je la regarde dans les yeux ? Sérieux. Elle me cherchait. C'était indéniable. Oser contester ainsi mon engagement pour le groupe et les consignes de sécurité basiques qui nous permettaient de rester en vie ? Wade partageait mon point de vue et Logan aurait trouvé sa présence ici, hors du cadre d'une mission clairement définie totalement déplacée. Le premier le lui avait dit, sans succès, Logan était absent. Il était donc normal que je remette de l'ordre dans cette conduite dangereuse. Pour le bien de tous, je devais l'empêcher de mettre la clandestinité du lieu en danger. J'avais été relativement modéré dans mes propos jusque là parce qu'il s'agissait d'une des nôtres, parce que Wade n'aimait pas les esclandres dans son club et parce que j'étais par nature très introverti et peu enclin aux longs discours. Elle voulait un face à face ? Elle allait en avoir un. Je poussai Wade sur le côté, sans animosité mais avec fermeté.

- Maintenant tu vas fermer ta bouche et ouvrir grand tes oreilles, Raven Hunt !

Je m'étais approché si près qu'elle pouvait sans doute sentir les effluves de transpiration qui émanaient de mon peignoir et mon haleine qui empestait la bière. Nos front pouvaient presque se toucher et je pouvais sentir son parfum bon marché. Elle tenait toujours son verre dans une main et je me doutais que l'autre rêvait de me gifler.

- Je crois que t'as pas bien compris la situation. Tu imagines que la clandestinité du lieu s'entretient grâce à une formule magique ou au seul fait qu'on change les accès plusieurs fois dans la nuit ? Tu crois qu'on ne fait aucun effort pour éviter le moindre accrochage qui pourrait attirer l'attention des patrouilles aléatoires ? Tu es pourtant bien placée pour savoir qu'eux aussi changent sans arrêt de ronde pour surprendre nos moindres instants de relâchement. As-tu seulement déjà assisté à un baston dans un bar ? Entendu le bruit que ça fait, de l'extérieur ? Tu penses qu'on ne fait des affaires qu'avec des "amis" ? T'es naïve ou quoi ? Tu crois que ces types ne trafiquent que des armes, des pièces détachées, de la dope et des putes ?

Je la pris par la nuque et lui bloquai un méridien, comme Jeko me l'avait appris il y avait si longtemps, de telle sorte qu'elle ne pouvait que me suivre. Je savais qu'elle allait me haïr au centuple pour ça, mais c'était mon rôle de lui faire prendre conscience de ce qu'elle risquait et nous faisait risquer à tous. Je sentis Wade se crisper dans mon dos mais je le rassurai en interposant ma main entre lui et moi.

- T'inquiète, je vais pas t'abimer la petite.
Puis me tournant vers elle :

- Tu vois le type dans le coin à droite ? Kurt Richner, un ancien mécanicien de Van Brënner. Il l'a viré parce qu'il l'a trouvé bourré dans un hangar d'entretien de la milice. Depuis, ce type nous vend des pièces détachées usagées promises à la casse, qu'il fait sortir de son ancien lieu de travail pour continuer à assurer un train de vie à sa bourgeoise. Mais il donnerait un bras pour se racheter aux yeux de son "boss". Pour lui, Wade est juste un tenancier lambda et moi un type qui répare les vieux camions servant aux habitants des bidonvilles à déblayer les déchets. Mais si tu es au cœur d'une bagarre, tu sais ce qui va se passer ? Wade et moi on n'aura pas d'autre choix que de te protéger, parce qu'on est des Insoumis et que rien ne peut nous faire réagir autrement, même si je "ne respecte rien ni personne" et que je me "fous de tout". Richner va se demander pourquoi on empêche une apprentie pute de se faire violer ou tabasser, et il va sentir anguille sous roche. Il va mener une enquête sur nos gueules, et ... Il est loin d'être le seul type dans cette salle auquel je n'accorde pas une once de confiance. Second tabouret au bar, tu as Jared Paice, un rabatteur de filles pour parties fines asariennes notoire. Il vient échanger des papiers volés à certains de ses clients contre des substances illicites. Et il repère les filles dans ton genre par la même occasion. Je sais pas pour le passé de Wade, mais je me doute que s'il n'avait pas de contentieux avec les momies , il serait barman dans un club chicos du Dôme central, tu crois pas ? Quant à moi, la dernière fois que la milice m'a mis la main dessus, si Logan n'avait pas été là ... Il m'a donné une seconde chance. Celle de repartir à zéro en aidant ceux qui n'avaient plus trop d'existence légale...

La colère fulminait en moi et je dardai mon regard furieux dans celui de cette fille qui avait le don de me mettre hors de moi. Je relâchai progressivement la pression de mes doigts sur sa nuque et posai ma main sur son épaule tandis qu'elle s'appuyait, haletante contre l’encadrement de la porte.

- Et dans ce bouge, il y a pléthore de mecs comme nous qui sont obligés de composer avec ces mecs vraiment peu recommandables qui vendraient leur grand mère contre une dose ou un peu de fric. On joue gros mais on le fait pour aider les nôtres à survivre. Notre tête est affichée dans tous les points de contrôle de la milice, on doit se planquer, les Abysses, c'est le dernier refuge. Toi, tu peux encore balader ta jolie petite gueule dans d'autres bars, et même si ce n'est vraiment pas ce que je te conseille, ce n'est pas la milice en premier lieu qui viendra t'y chercher des crosses. Wade, Logan, moi et bien d'autres, on n'a plus aucun lieu où se détendre, à part ce bar... Et ces pauvres bougres que tu vois au fond de la salle, en train de s'avaler une assiette et un verre de niaule, eux, ils n'ont nulle part où dormir et ils attendent de savoir si on va les accepter parmi nous. Si l'Underworld est fermé, c'est dans une cellule du QG de la Milice qu'ils finiront. Est ce que tu y as déjà fait un tour, Raven ? Est ce que tu as passé une nuit là-bas en guettant les bruits et en te demandant si cette fois, c'était toi qu'on venait chercher pour te torturer ou te violer encore ? Est-ce que tu as envie d'expérimenter ça ? Parce que si tu te fais choper dans une rafle ici ou dans un autre bar du Bidonville, c'est ce qui t'attend.

Je la poussai vers l'intérieur du bureau de Wade et je refermai la porte. Puis je pris la bouteille de rhum et m'en resservis un verre que je descendis d'une traite.

- Tu vois, on a au moins ça en commun ! Une sacrée descente. Maintenant écoute bien ça. Je me fous totalement de ce que tu peux penser de moi.

Alors que je prononçais ces mots je captai le regard ironique de Wade et je fronçai les sourcils prenant soudain conscience qu'il n'accordait aucune crédibilité à cette phrase.

-Mais j'ai la responsabilité de la sécurité de plusieurs personnes condamnées à mort par le gouvernement. Tu n'es pas assez au courant de ce qu'être un Insoumis signifie ou de la responsabilité que nous avons les uns envers les autres. Apparemment, ta mère ne t'a pas non plus expliqué pourquoi les fesses d'une fille dans un bar, ça passe moins inaperçu que celles d'un mec. Si je connaissais un bar gay clandestin où tu ne risques rien, dans les Abysses, je te le conseillerais. Malheureusement, ça reste un créneau à développer. Ici, tu n'es absolument pas en sécurité. C'est ton cul, tu as raison, et tu peux en faire ce que tu veux. Vends le aux enchères même, si ça te chante. Je suis, Dieu merci pour toi, ni ton père, ni ton frère, sinon je t'aurais déjà décroché la mâchoire. En revanche, puisque tu veux faire ça ici, j'ai pas d'autre choix que de délocaliser les lieux de rendez-vous d'affaires et le business des Insoumis ailleurs.

Je me tournai vers Wade et levai mon verre.

- Mec, tu sais comme j'aimais cet endroit et faire affaire avec les types qui le fréquentent. Je sais aussi tout ce que tu fais en recueillant ces paumés avant qu'on leur ouvre notre refuge. Toute la communauté a bien conscience des risques que tu cours en faisant ça et c'est pour ça qu'on te respecte tous. Moi je suis rien qu'un ancien mercenaire, un sniper, un type que se bat aussi avec ses poings. Mais Logan m'a dit un jour : on va s'organiser, on va accueillir tous ces gens et leur donner un toit, des soins, une nouvelle famille, et on a besoin de gars comme toi pour protéger tout ça. Je fais donc la seule chose que je sais faire, depuis ce jour. La petite que voilà a besoin de s'amuser, de se distraire, de sortir jouer au billard ou draguer. Tu as raison quand tu dis que si elle le fait loin des Insoumis, elle va pas faire long feu... Tu as raison quand tu dis qu'il vaut mieux qu'elle le fasse là qu'ailleurs. Alors on n'a qu'à déplacer nos activités dans un autre lieu pour lui permettre de s'éclater.

Je posai mon verre sur la table, dans un claquement sec et je me redressai. Je n'avais pas autant parlé depuis tellement longtemps que le propre son de ma voix me saoulait.

- J'ai fini à présent et je vais juste te demander une chose Wade. Les types qui se présentent à toi pour demander asile, tu me les envoies dans le local technique de l'ancienne voie de métro D. C'est carrément moins class qu'ici, mais au moins ils risqueront rien. Pour les affaires de la semaine à venir, si on me demande, tu prends les noms et objets de la proposition et je leur fixerai un rendez-vous ailleurs par ton intermédiaire. On va éviter d'emmerder Logan avec ces détails, il est déjà assez occupé à savoir pourquoi y a eu cet attroupement au QG de la Milice la semaine dernière. Des limousines chez les barbouzes, faut dire que c'est pas banal ...

Je m'approchai de Wade pour lui murmurer à l'oreille dans un clin d’œil

- Fais gaffe à la gamine et bonne bourre vous deux ! Puis je continuai plus fort en saisissant la bouteille de rhum . Si ça t'embête pas, je l'embarque avec Sally et quelques autres de whisky. Tu mettras ça sur ma note et tu viendras te faire payer chez moi. C'était mon dernier round ici et je te remercie pour m'avoir accueilli dans ton bar. Bonne soirée et à bientôt, Wade.

Cette scène s'était déroulée et envenimée en quelques minutes, laissant chacun d'entre nous sous le choc. Je traversai la pièce, en proie à une tension extrême et je passai devant Raven sans un regard. Les mâchoires et mon poing resté vide serrés de rage. J'aurais bien volontiers envoyé la bouteille de rhum à travers le bar pour me défouler mais je me contenais par respect pour mon ami. Je regardai la clientèle attablée puis me tournai vers le bar ou Sally était en train de commander une bouteille de whisky au barman. Je n'avais qu'une envie: me retrouver seul dans l'obscurité de mon antre et tenter de trouver le sommeil après avoir pansé mes plaies.