(Terminé) Un instant d'éternité [Grant & Héméra]

Je quittai les locaux du journal en sifflotant. Cette journée ne serait pas comme les autres, cette journée serait spéciale. Elle l'était devenue du moment où j'avais reçu des mains de ce pacificateur qui a le pouvoir de se téléporter, un message spécial émanant de quelqu'un de très spécial à mes yeux. Et ce message parlait d'une autre personne très spéciale à mon cœur. Mara me donnait rendez vous par un message codé que moi seul pouvais comprendre. Et j'avais compris qu'elle n'y serait pas seule.

Code:

Souvent calme, régulièrement en mouvement, on me connaît aussi déchaîné même après les  derniers rayons de Lumière.

"Souvent calme, régulièrement en mouvement,on me connaît aussi déchaîné". C'était une façon poétique et métaphorique de désigner l'océan. Je savais déjà où."Même après les derniers rayons de Lumière": Mara me donnait à présent le moment. Après la tombée de la nuit bien sûr, car ma nature m'interdisait de sortir des Dômes durant la journée. Ce qui compliquait terriblement nos retrouvailles à l'extérieur mais protégeait en même temps les deux trésors de ma vie des incursions de la Milice asarienne. Cette phrase sibylline avait aussi un autre sens. Elle faisait allusion à notre feu follet de fille qui, sous ses apparences calmes, bouillonnaient toujours de mille facéties en préparation et s'apprêtait toujours à exercer sur nous ses tours de passe-passe préférés, comme disparaître par exemple. Mara  et Amaria étaient bien plus patientes avec elle à ce sujet. Moi je me fâchais chaque fois qu'elle usait de ce pouvoir pour se soustraire à la surveillance des adultes qui en avaient la charge. Je savais bien que c'était terriblement tentant pour une fillette de son âge  d'avoir de tels pouvoirs à disposition. D'autant plus que les adultes que nous étions , tout autour d'elle, étaient peu disponibles et certainement barbants avec leurs préoccupations d'adultes, même si elle les aimait tous beaucoup. Alors, certainement, leur fausser compagnie en s'éclipsant par son don d'invisibilité était une façon de leur dire qu'elle existait et attendait un peu d'attention mais aussi de se distraire.

Je comprenais parfaitement ce qui pouvait se passer dans la tête de ma fille lorsqu'elle faisait cela, mais je savais aussi de quoi étaient capables mes semblables s'ils mettaient la main sur elle. Alors je n'hésitais pas à lui rappeler ce qu'elle avait subi lors de son séjour parmi eux.Cela me faisait mal au coeur de voir son regard pétillant s'assombrir et devenir triste à cette évocation mais si c'était le prix à payer pour qu'elle mesure l'étendue du danger. C'était sans doute un point de divergence inavouée entre Mara et moi. Sa maman s'efforçait de lui faire oublier ces heures terribles qu'elle avait vécues, moi je m'employais à ce qu'elle n'oublie jamais de quoi certains Asariens étaient capables. Bien sûr elle ne devait pas développer une haine ou une défiance universelle à leur égard et elle savait combien certains étaient dévoués à notre cause et attachés à la paix. La bonté et la méchanceté pouvaient se trouver en chaque camp, mais chez les Asariens, les conséquences de l'une ou de l'autre étaient très amplifiées.

Mes colères, lorsqu'elle se mettait en danger en désobéissant, étaient à la mesure de l'amour que j'éprouvais pour elle. Mais Héméra était aussi une petite fille très douce et très intelligente, intuitive, et pour cause. Elle savait, à n'en pas douter, combien elle me peinait quand elle commettait ce genre d'imprudence et elle n'avait jamais recommencé deux fois la même bêtise. Cependant ses exercices d'escapade étaient assez récurrents, même si jamais perpétrés au même endroit. Elle n'avait pas réitéré son évasion à la bibliothèque par exemple, pour la bonne raison que je lui avais promis qu'on irait ensemble un jour et qu'elle avait compris grâce à Héléna, combien ce pouvait être dangereux sans la protection d'un des nôtres. J'avais mes entrées dans les salles de travail, d'archives et le Muséum de la bibliothèque où étaient entreposés les très anciens livres que notre civilisation avait pu sauver grâce à la présence d'esprit de certains, Humains comme Asariens, qui les avaient emportés dans leur exode après la pluie de feu. Il y en avait peu, mais ils étaient les seuls vestiges de notre mémoire ancienne. La trace d'un monde effacé par notre folie. Tous les supports électroniques avaient été annihilés par les ondes des bombes à impulsion. Plus de tablettes, plus de ebook, plus de bases de données. Il avait fallu repartir de zéro, simplement avec l'appui de quelques milliers d'ouvrages sauvés du déluge incandescent.

C'était l'héritage commun; le patrimoine qui appartenait autant aux hommes qu'aux asariens. Qui appartenait doublement à Héméra et je voulais qu'elle puisse le découvrir un jour. Alors j'avais promis une visite, plus tard, quand elle serait plus grande et raisonnable. En attendant, je sortais discrètement un ou deux volumes par mois pour les lui apporter à la maison. Mais les plus précieux étaient inaccessibles aux simples journalistes. Seul les membres du gouvernement, en particulier Edouard Ravenwood, le grand archiviste, y avaient accès. Un jour il faudrait bien que le peuple asarien aie au moins accès à des copies. Mais le gouvernement d'Alianka  de Nephthys avait bien compris qu'un peuple trop instruit  de son passé est plus difficile à manœuvrer. En cela, nous les journalistes, et notre patron, Oliver Van Harper, le mari de mon amie et collaboratrice, avions une responsabilité envers ce peuple maintenu dans l'ignorance. Comment cet homme arrivait-il à tenir sa position et son engagement secret sans sombrer dans la folie? C'était une question qui me taraudait.

Ce qui était certain, c'est que je ne voulais pas que ma fille grandisse dans l'obscurantisme et sans culture. Une telle éducation était le terreau de tous les excès et forgeait des personnalités plus enclines au totalitarisme qu'à la tolérance. Mais je ne voulais pas non plus que son enfance soit sacrifiée au bénéfice du symbole qu'on pouvait voir en elle. Je savais que Mara partageait mon avis sur la question. Une enfance la plus normale possible. Et ce n'était pas vraiment normal de devoir se rendre invisible pour aller à la bibliothèque avec son journaliste de père. Ce soir, le programme était bien plus adapté à l'enfant qu'elle était. J'avais parcouru la distance jusqu'à la limite des Dômes, plongé dans mes pensées, sans m'en rendre compte. L'ordinateur de conduite m'y avait beaucoup aidé et ce fût la voix metallique qui me ramena à la réalité:

- "Poste de garde de la sortie est du Dôme principal. Un arrêt est imposé"

Je présentai ma carte de presse au vigile.

- Je vais faire un reportage sur les habitations troglodytes des collines. Il parait que des gloutons y ont élu domicile. Vous savez, ces ours de taille moyenne avec des grandes griffes ...

Le garde me fit signe de passer et je poursuivis ma route encore sur quelques kilomètres mais au lieu de bifurquer vers les montagnes, j'avais pris la route qui mène à la côté. Je garai la voiture aux premières dunes et continuai à pied, escaladant le monticule de sable où se mêlaient des galets usés par la mer et le vent mais aussi des herbes coupantes et vertes. Je souris en grimpant les derniers mètres puis portai ma main en visière au dessus de mes yeux pour les protéger du vent et écarter mes mèches de cheveux en bataille. J'y voyais presque comme en plein jour, comme tous les Asariens. Deux silhouettes familières se dessinaient à la lisière écumante des vagues. Je voyais leur bras s'élever tour à tour et je compris qu'elle s'amusaient à faire des ricochets. J'avançai en silence, presque furtif, dans le sable qui entrait dans mes chaussures de ville mais j'étais presque certain d'être déjà repéré. Je ramassai un galet et dit en riant:

- C'est bien ici, le concours de ricochets des Stevenson et Co ?

Je cassai mon bras, ployai comme un lanceur au base-ball. Le galet s'envola et fit quatre rebonds.

- Vous avez fait combien les filles ? Dis-je en m'accroupissant les bras ouverts pour recevoir une Héméra bondissante en plein cœur.

Mon cœur débordant de joie de les serrer toutes deux contre moi battait dans ma poitrine en les retrouvant. Je trouvais encore Héméra grandie depuis la dernière fois, trop lointaine, où je l'avais vue. Je n'osai cependant lui en faire la remarque. Je savais que c'était un sujet délicat et propice au souci chez ma fille. Grandir trop vite. Amaria avait beau nous avoir assuré qu'à présent sa croissance s'était stabilisée, le traumatisme occasionné par les effets des expériences dont elle avait été la victime entre les griffes du gouvernement ne s'estompait pas facilement. Héméra avait avant tout envie d'être comme toutes les petites filles de son âge. C'était déjà un exploit que son mental ait rattrapé sa croissance et tout ce qu'on pouvait souhaiter effectivement, était qu'Amaria ait raison et que les anomalies de croissances soient terminées. C'était tellement cruel de priver un enfant d'une partie de son enfance. Nous même, ses parents avions manqué des étapes de développement que nous ne pourrions jamais revivre. Chaque moment passé auprès de notre fille était un privilège sacré  que nous savourions. Mara la voyait un peu plus évoluer et s'épanouir au fil des jours, bien qu'elle fût très accaparée par son combat. Elle pouvait le plus souvent la retrouver chaque fin de journée. Ce n'était pas mon cas. Je ne voyais ma fille que quelques week end par mois. C'était un déchirement de repartir en sachant qu'elle vivrait tant de choses nouvelles sans moi. J'aurai tant voulu être là chaque jour pour la conseiller, répondre à ses questions... Chaque éclat de rire enfantin entendu dans la cité lors de mes déplacements, me ramenait à elle. Que faisait-elle en ce moment ? S'était-elle fait de nouveaux amis ?  Ne souffrait-elle pas trop de l'isolement que lui imposait sa nature ? Et quand je la retrouvais je me remplissais les yeux, les oreilles de sa vue, de sa voix. Je humais ses cheveux qui sentaient la framboise de son shampooing. Il y avait déjà quelques temps on avait fait une sorte de rituel. Un échange de peluches. Elle m'en avait confié une pour veiller sur moi et je lui avais ramené des Dômes une peluche drôlissime représentant un papy avec une moustache blanche et des gros yeux. Héléna m'avait demandé si je voulais faire faire des cauchemars à ma fille lorsque je lui avais montré le cadeau

Spoiler:

Je lui avais dit que c'était pour réconcilier ma fille avec les "Anciens ". Helena avait trouvé mon humour douteux et j'avais rétorqué que c'était un "gentil ancien" et que j'étais le plus vieux du trio Grant-Mara-Héméra, donc que cette peluche sympathique pouvait très bien être un symbole paternel. Ce qui était bien c'était qu'en cas de coup de blues on pouvait se confier à cette peluche au sujet de l'autre qui nous manquait et qu'il sentait son odeur. C'était terriblement infantile mais je m'accordais ce droit après les différents drames qui avaient jalonné ma vie. Je leur souriais à toutes deux.

- Oui j'ai pu passer sans encombres, ça aide le badge de photographe au Times.  

Puis parlant à Héméra:
- Je suis content moi aussi ma chérie. Ta maman est une championne habituellement en ricochets. Elle devait être déconcentrée par la pensée que son amoureux allait venir...Et... Oui j'ai appris les ricochets avec ... mon frère ... il y a bien longtemps ...

D'autres souvenirs plus pénibles remontèrent en surface. Des souvenirs que je pensais avoir enfouis si profond qu'il était impossible qu'ils reviennent me hanter ... Comme pour les chasser Je chatouillai Héméra qui s’enfuit en courant et criant devant moi. Tandis que sa maman préparait notre collation. J'écoutais ma fille me parler de ses progrès avec son don, grâce à sa marraine. Amaria était vraiment une personne adorable. Tout en prêtant attention à mon bout de chou, je ne pouvais m'empêcher de regarder Mara du coin de l’œil. Elle semblait préoccupée, fatiguée même si elle tentait de faire bonne figure et était heureuse de notre petit pique-nique. Je sentais bien que quelque chose la tracassait.
Je reportai mon attention sur ma fille qui continuait.

- La télépathie est un des dons les plus complexes à gérer. Mais tu es en de bonnes mains avec Amaria. Ériger une barrière mentale est un exercice certainement très complexe. Je ne peux que le supposer, n'étant pas télépathe. Moi, j'ai juste une cape d'invisibilité ... Héhé cherche-moi !

Puis je réapparus pour la faire éclater de rire et surtout parce que Mara n'aimait pas beaucoup que je joue avec ce don devant ma fille qui avait déjà tendance à en abuser.

- Allez, viens ! Allons faire honneur au repas que ta maman a préparé !

Je m'assis sur le plaid et tapotais la place à côté de moi pour inviter Héméra à me rejoindre. Tandis que nous nous servions en sandwichs et que je contemplais toutes les victuailles étalées sur la couverture, j'abordai un autre sujet qui était venu à mes oreilles.

- Dis-moi, j'ai entendu parler d'une escapade avec un ami de ta marraine, un scientifique je crois, un des nôtres. Un pique nique nocturne en forêt. Je suis au courant car ta maman m'en avait parlé pour que je donne mon avis. Et j'ai aussi parlé à Jared qui vous a vu partir en rando. Alors ça s'est bien passé ? J'ai cru comprendre que tu t'es fait de nouveaux amis ?

Maman prépare le pique-nique pendant que je reste sur le sable avec Papa… Elle lui demande s’il a pu passer sans soucis les barrages que les soldats ont fait, et il lui répond que non, grâce à son badge de journaliste… Moi, je lui raconte ce que j’ai fait ces derniers temps, mes exercices avec Amaria pour maîtriser ma télépathie… Il n’était pas télépathe lui-même, mais il avait raison, les barrières mentales sont dures à contrôler… Mais nous avons en commun l’invisibilité et me demandant de le chercher, il disparut soudainement pour réapparaître vite derrière moi, Maman n’aimant pas trop que l’on joue avec ce pouvoir…. La surprise me fit rire puis Papa me proposa de rejoindre Maman pour dîner en famille…

Il s’asseoit en premier sur le plaid près de maman, il m’invite à venir près de lui... J’en profite pour être entre eux deux… Papa aborde ensuite ma promenade nocturne avec Aaron, et les amis que je m’étais fait…

-Oui ça c’est très bien passé… Aaron m’a montré un couple de chouettes Harfangs, ils avaient une nichée et le mâle nourrissait les petits… Il m’a expliqué que le plumage sombre du mâle e protéger la nuit alors que la femelle blanche aurait été trop visible et qu’elle s’occupait des repas pendant la journée…. Et j’ai vu des loups… Une maman et trois petits… Ce sont eux mes amis, la maman, Kantara m’a visiblement adoptée… Aaron m’a dit qu’elle pourrait reconnaître mon odeur à plusieurs kilomètres et que s’il le lui demandait, si elle me sentait en danger, elle viendrait à mon aide….

Mangeant en même temps mon sandwich, je me demandais comment aborder l’adoption de Snow… Soudain, je perçut un mouvement un peu plus haut sur la pente de sable et je reconnue l’esprit du louveteau couleur de neige… Continuant de manger, j’entrepris de projeter une image à mon ami poilu, une image familière qu’il connaissait et à laquelle il répondait toujours … Rapidement, je le vis débouler et venir à mes côtés, montant sur mes genoux pour me lécher sérieusement les oreilles…. Souriant doucement, je reposais mon repas sur le plaid, prenant le petit loup dans mes bras pour le féliciter d’avoir suivit ma pensée et pour qu’il se calme un peu, étant tout fou…. Une fois calme, il vint se rouler en boule près de moi, sa tête sur mes genoux…. Relevant la tête, je fis les présentations officielles….

-Maman, Papa, je vous présente Snow, le bébé de Kantara, l'amie louve d'Aaron… Son pelage tout blanc en fait une cible importante la nuit… Il l’a hérité de son père loup qui a été tué… Ses deux frères sont aussi noirs que leur mère…. Il devait restER au QG, je ne pensais pas qu’il me suivrait jusqu’ici…. Aaron m’a proposé d’en prendre soin, pour qu’il ne soit pas tué avant qu’il ne puisse se défendre tout seul…. J’arrive à communiquer avec lui en projetant des images explicites dans son esprit, comme venir faire un câlin, rester dans une pièce….

Je grattais le petit loup derrière les oreilles, sachant qu’il adorait ça… Le voir apprécier cela me faisais sourire à chaque fois, même quand mes mauvais souvenirs revenaient…. J’étais consciente que c’était une grande responsabilité, que Snow était un loup sauvage et non un gentil chiot… Et j’essayais de tout faire pour qu’il soit heureux malgré l’éloignement d’avec sa maman… Pendant que je le caressais, je le vis se redresser, levant les oreilles bien droites dans la direction d’où il venait, curieuse je regardais aussi et entendis un grognement tout bas…. Retirant ma main, je fis signe à Snow d’y aller et il fonça retrouver sa mère et sa fratrie, qui se fondaient parfaitement dans l’obscurité de la nuit, étant rester en retrait suffisant pour ne pas être visible d’aucun d’entre nous… Lui seul était parfaitement visible…. Qu’il en profite, j’étais heureuse qu’il soit là et qu’il puisse retrouver sa famille.

Que c'était bon de se retrouver ! De partager ces moments de complicité et de taquinerie. Ces éclats de rire me réchaufferaient le cœur encore longtemps. Il y avait eu tellement de larmes et de souffrance, d'angoisse et de déchirements au sein de notre famille. Ces instants étaient des pépites de bonheur que nous volions à l'adversité, à la mort et à la tyrannie qui planaient au dessus de nos têtes. La taquinerie de Mara au sujet du cadeau que j'avais fait à ma fille me ramena à une conversation que nous avions eu il y avait quelques temps au cours d'une nuit où elle m'avait rejoint clandestinement à mon appartement. Je savais qu'il y a peu de chances qu'elle me connaisse avec les cheveux blancs. Mon cœur se serra mais je chassai cette pensée pour ne pas ternir nos retrouvailles.

J'écoutais ma fille me parler de son expédition avec cet homme qui, à travers les mots d'Héméra, me semblait passionnant. Il n' avait qu'à voir comme ses yeux brillaient en parlant de lui. Il était évident qu'elle avait passé un moment inoubliable avec Aaron. Je ne pouvais m'empêcher de me sentir mal à l'aise alors que je devrais simplement me réjouir pour ma puce. La culpabilité de ne pouvoir être auprès d'elle et jouer pleinement mon rôle de père venaient de resurgir au grand galop. Un autre aspect de cette amitié naissante me questionnait. Cet homme était un pacificateur. Comment se faisait-il que je ne l'ai jamais croisé au Phénix, que son prénom ne me dise rien. C'était comme s'il était monsieur Invisible. D'où sortait-il soudainement ? Pourquoi Mara ne m'en avait jamais parlé ? Amaria était une amie proche et précieuse dont je savais pertinemment qu'elle ne mettrait jamais en contact un individu douteux avec ma fille. Ce n'était pas cela le souci. Il était possible qu'elle ait fait appel à ce scientifique pour analyser le comportement en action d'Héméra. Après tout, les tests et analyses que sa marraine avait fait n'étaientt qu'un aspect physiologique et biologique des choses. Même si elle avait étudié aussi l'évolution de ses pouvoirs et de son mental. Cela ne remplaçait pas une étude en milieu et en situation. Je soupirai intérieurement en songeant que même dans ses moments de détente, notre fille était encore testée, évaluée, observée par ce scientifique qui se fait "passer" pour son ami. Encore que je ne doutais pas que l'homme s'attache réellement à la petite fille qu'elle était. Il faudrait être un monstre d'insensibilité pour ne pas le faire. Mais tout de même, cela me gênait. J'avais l'impression de faire cela à l'insu de ma fille.

Il faudrait que j'en demande plus au sujet de cet homme, de son rôle dans tout ça. Des questions me brûlaient les lèvres, questions que je dûs ajourner car une boule de poils blanche surgit de derrière une crête et vint faire fête à notre petite chérie. Les présentations furent promptement faites. La complicité déjà établie entre les deux sautait aux yeux.

- Il a l'air sympa ton nouveau copain. Dis-je en lui octroyant une caresse. Maman n'a pas peur qu'il mette des poils partout ? Déjà qu'elle gronde quand je laisse un poil de barbe dans le lavabo ... Je glissai un regard de biais à Mara en riant.

Héméra m'expliqua la façon dont elle arrivait à communiquer avec lui pour le canaliser. Je pensais comprendre. Amaria avait dû en discuter avec cet Aaron et ils avaient vu un moyen d'aider ma fille a exercer sa télépathie.

- C'est intéressant en effet et cela ouvre des perspectives. Cela vous permet tous les deux de faire progresser vos dons en quelque sorte.

Je songeai en frissonnant à ce qu'un tel don, chez un télépathe dévoué à la cause gouvernementale, pourrait faire comme ravages dans la population humaine des villages extérieurs ou même dans la traque des Insoumis ou des Rebelles. Des Pacificateurs aussi, bien entendu. C'était toujours la même chose. Chaque atout que nous développions pouvait s'avérer à double tranchant entre les mains de nos ennemis. Mara s'inquiétait de façon bien plus pragmatique de l'avenir du loup et de sa relation à Héméra, à la liberté. Elle insista sur les responsabilités qui incombaient à notre fille si elle adoptait pleinement le louveteau. Malgré la force de l'amitié qui les liait, il demeurait un animal sauvage, magnifique d'ailleurs. Comme pour illustrer mes pensées, à peine posé aux pieds de ma fille, Snow se redressa pour bondir dans la nuit. Il avait cependant retenu son élan quelques secondes et je compris qu' Héméra lui avait donné la permission de rejoindre sa vie sauvage durant le temps qu'elle passait elle même en famille. C'était le soir des retrouvailles !

Je me demandai comment ce scientifique avait pu s'en approcher au point de fraterniser ainsi. Je n'étais pas un spécialiste de la faune animale mais dans mon souvenir d'écolier, un loup était plutôt méfiant envers les bipèdes et les humains en particulier. Bon, cet homme était Asarien, il avait dû user de ses pouvoirs pour mettre l'animal en confiance. Il faudrait que je m'entretienne avec Mara au sujet de cet homme. J'avais donné mon accord pour la randonnée puisque Mara et Amaria semblaient y être très favorables mais rien ne remplaçait le regard d'un père et puis je pouvais aussi mener une enquête discrète sur cet Aaron.

- Ta maman a parfaitement raison et je suis tout à fait de son avis. C'est une grande responsabilité dans laquelle tu t'engages. Tu sais que si Snow te met en danger, même involontairement ou compromet la clandestinité de notre groupe, nous seront obligés de l'éloigner. Tu as donc une responsabilité envers lui, qui consiste à en prendre soin, mais également envers les personnes qu'ils côtoiera et dont il ne devra en aucune façon mettre la vie en danger. Tu sais, son pelage n'est pas discret, c'est facilement repérable. S'il est suivi dans la lande par des miliciens... Il faut l'empêcher de sortir la nuit. Les loups sortent souvent chasser la nuit... Tu te heurtes à sa nature profonde...


Je m'attendais à ce que sa maman insiste sur mes propos mais Mara était bien silencieuse depuis quelques minutes et je surpris son regard tourné vers le rivage, un regard poignant. Cela me troubla. Elle était tellement perdue dans ses pensées qu'elle paraissait ne pas avoir entendu mes propos, pas plus qu'elle ne remarqua mon soudain silence.

HRP:

Alors que nous étions installés sur le plaid pour manger, J’eus la surprise de sentir et voir débarquer une boule de poils toute blanche à quatre patte me fonçant dessus. Je n’eus que le temps de reposer mon sandwich un peu plus loin avant que Snow ne vienne me faire un gros câlin, tout excité. Je ne l’avais pas encore présenté à Maman, ni à Papa depuis notre retour d’une promenade nocturne avec Aaron. Il était visiblement temps de le faire. Réussissant à calmer mon ami louveteau, j’entrepris donc de faire les présentations officielles, en précisément à mes parents que j’en avais reçu la garde par une demande d’Aaron, et que mon but était de le protéger avant tout, car il ne pouvait pas le faire de lui-même. Rapidement, il leva son museau et se releva, je sentis l’approche non loin de sa famille loup, Kantara étant venue. Je laissais donc Snow rejoindre ses frères et sœur, sa mère, tandis que je partager cette soirée en famille. Il en avait tout autant besoin que moi. Je recommençais qu’alors à finir mon sandwich, étant certaine qu’un petit museau ne viendrait pas me le voler.

Maman me demanda alors si je savais dans quoi je me lançais, en ayant la responsabilité de Snow, que je devrais garder en tête qu’il était un loup sauvage et non un petit chiot domestique. Je souriais doucement, acquiesçant d’un mouvement de tête. J’y avais réfléchie oui. Papa précisa également les risques que Snow pourrait autant avoir lui-même que ceux provoqués par sa présence au QG. J’attendis qu’ils aient tous deux terminés pour reprendre qu’ensuite la parole.

« -Je sais que c’est une responsabilité de taille Maman. Tout comme je suis consciente que c’est un animal sauvage et non un jeune chien domestiqué, ou une peluche. C’est pourquoi je ne communique avec lui que par images et non par ordres. Je lui suggère des choses sans le forcer à obéir. Il n’est pas domestique, mais c’est mon ami. Pour son pelage, je sais bien qu’il n’est pas discret. C’est pour cette raison qu’Aaron et Kantara me l’ont confié. Que je puisse le protéger et l’aider jusqu’à ce que Snow devienne grand et puisse se défendre tout seul. Il ne devait pas sortir ce soir… Il nous faudra de l’entraînement pour que mes consignes soient comprises, je crois. Mais il ne mettra personne en danger, je vous le promet. »

Je réfléchissais, tout en parlant avec les parents. Etendant ma télépathie vers ce lien qui était en train de se former avec le petit loup blanc, je sentais qu’il était heureux auprès des siens. Et même s’il n’avait pas suivi ma demande, je ne pouvais lui en vouloir de partager ainsi quelques instants avec les siens. Ce lien d’avec sa Meute était bien plus important que celui d’avec moi. Je ne voulais pas qu’il soit rompu en interdisant à Snow tout contact avec l’extérieur, cela n’aurait pas été bien du tout. Je savais ce que cela faisait de toujours être entre quatre murs, d‘être dans une sorte de cocon protecteur alors qu’on souhaitait avoir plus de liberté, même alors que cela pourrait nous mettre en danger. Mais je savais aussi que ni l’un ni l’autre ne pourrait se protéger tout seul en cas d’ennuis. Alors il fallait bien laisser les adultes le faire, jusqu’à grandir et en être capable.

Je veillais à occuper au maximum Snow, par des jeux, des exercices de communications. Je faisais attention à ce qu’il ait de l’eau à volonté, et de la nourriture adaptée à son régime alimentaire. Il aimait l’eau, et cela me permettait de le nettoyer, évitant qu’il ne sente trop le sauvage, pour le bien-être des Pacificateurs que l’on pourrait croiser.

« -Je ne pouvais pas le laisser devenir une cible comme son père avant lui. Pour le moment, je suis un peu comme une grande sœur, mais quand il sera grand et fort, les rôles seront sans doute inversés. Il pourra alors me protéger à son tour. »

Ce moment était précieux et rare pour moi car il réunissait les deux êtres qui comptaient le plus à mes yeux. Ma fille et ma compagne, la femme que j'avais choisi pour la vie. Je ne m'étais jamais posé la question. Mais les Humains réagissaient-ils comme nous à ce sujet ? Le caractère plus bref de leur vie ne les poussait-il pas à envisager les attachements de façon différente et à en cultiver plusieurs avec la même intensité ? L'innocence d'Héméra et sa simple joie enfantine pourtant exubérante à l'évocation de Snow et de celui qui le lui avait présenté ne suffisait pas à masquer le trouble de sa maman. J'étais trop intelligent pour ne pas comprendre, pour mon malheur. Mais ce moment était dédié à notre fille et sacré. J'avais détourné le regard de Mara lorsqu'elle avait abandonné la contemplation de l'océan pour revenir vers nous, mais le bref croisement de nos yeux avait suffit à faire passer beaucoup de choses. Il faudrait que nous parlions, peut-être que je prenne mes distances pour lui offrir le choix, ou pas, entre deux hommes. C'était un déchirement, mais qui étais-je pour juger et pour reprocher ? Moi qui avais collectionné les femmes comme personne à une époque où je me cherchais. Je savais Mara bien plus droite que moi à cette époque. Elle ne me  taisait ce trouble que parce qu'elle ne l'assumait pas. Par peur de me perdre peut-être, ou par peur de blesser notre fille. Mara était actuellement au tiers de sa vie, en espérant qu'elle échappe aux risques inhérents à son combat et à la moitié de sa vie de femme épanouie. Je savais qu'elle n'avait connu qu'un seul homme avant moi, qu'elle l'avait perdu dans des conditions atroces. Gabriel Nicholson avait été exécuté par un tueur lors d'un accrochage avec la Milice Asarienne. On avait presque oublié le nom de celui qui avait co-fondé avec elle le mouvement des Pacificateurs, c'en était presque triste. J'avais essayé de l'évoquer avec les Pacificateurs qui m'étaient les plus proches. D'Amaria, je n'avais obtenu qu'un regard voilé de larmes que je ne m'expliquais que par le souvenir qu'il lui laissait. De Leroy, je n'avais eu droit qu'à des commentaires trop détachés pour ne pas cacher une peine profonde. "Gabriel était brillant. Un étudiant remarquable, très doué en mathématiques et en informatique, mais aussi en musique. Il jouait du piano comme un dieu. Et il savait saisir l'essence d'un être. Il avait de qui tenir. "

Gabriel était tombé, l'un des premiers Pacificateurs, abattu en plein centre ville d'Asaria. Il était mort dans la fleur de l'âge, comme les héros. On ne possédait aucune photo de lui ni au Phoenix, ni dans les archives du Times. Ce qui étaitquand même étonnant, puisque c'était le fils de la Grande Conseillère. Mais Oliver Van Harper, mon patron, m'avait expliqué d'un air embêté qu'il n'avait pu empêcher le nettoyage de toutes les archives concernant Gabriel Nicholson, la raison avancée par Alianka étant le respect de sa mémoire et de son image.

J'avais déboulé dans la vie de Mara alors qu'elle portait le deuil de son compagnon et si je l'avais ignoré les premiers temps, j'avais appris par la suite que la barre était placée très haut pour la succession dans le cœur de Mara. J'avais souvent douté pouvoir être à la hauteur, d'autant plus quand mon armadan avait totalement battu la campagne . J'étais le mauvais asarien aux intentions néfastes qui représentait une menace pour elle, alors qu'elle avait aimé un être pur et idéaliste qui avait renoncé à tout pour embrasser la même cause qu'elle et l'avait payé de sa vie. Je n'étais qu'une pâle copie de ce gamin que j'avais croisé dans quelques soirées mondaines quand il n'était qu'un jeune étudiant frivole protégé et assujetti par le statut de Maman de Nephthys. Un regard très spécial, qui n'avait rien d'Alianka et de sa glace, ni même de Nicholson et de son flegme. Un regard qui brûlait comme une braise incandescente, à la fois grave et facétieux, triste et charmeur, qui occultait même l'opulente chevelure arborée par cette jeunesse insolente. Je n'avais jamais oublié.

C'est à cet homme que j'avais succédé dans le cœur de Mara et si je n'avais jamais douté de son amour et de sa loyauté envers moi, je ne pouvais occulter la possibilité qu'elle fasse entre nous deux les comparaisons inconscientes. Je n'étais que le bis repetita de Gabriel Nicholson. Comme lui, j'avais tourné le dos à mon statut, à ma caste lorsque j'avais croisé la route de Mara. J'étais juste moins jeune, moins puissant, moins prometteur, moins idéaliste sans doute, moins beau peut-être - je ne me souvenais pas du physique de ce jeune étudiant  hormis son regard et sa tignasse. J'avais occulté bizarrement son apparence. Les mystères du cœur et de la jalousie... Il avait fallu la naissance d'Héméra pour me rassurer définitivement. J'avais donné à Mara ce que lui n'avait pas su lui donner.  Un enfant. Mes doutes s'étaient évanouis. Mais voilà qu'ils se réveillaient avec cet Aaron qui troublait Mara. Je devais savoir comment. Même ce médaillon offert à ma fille et  que nous partagions tous, Pacificateurs, me semblait maintenant comme une sorte de relique entretenant la comparaison entre le fondateur du mouvement et moi-même.

Mais pour l'heure, je devais masquer ma peine et mes angoisses à Héméra qui était un vrai détecteur de mensonges. Pas facile. Je sortis de mon sac à dos un cadeau emballé dans du papier kraft et je le tendis à ma fille.

- Alors, c'est beaucoup moins élégant que ton médaillon du Phoenix et un peu plus encombrant mais c'est un jeu de stratégie qui se joue en famille ou entre amis. Il a été inventé par un peuple qui vivait tout au bout de la Terre, près du pôle Nord. Le mölkky a été inventé par les Finlandais. Il faut faire un score de 50 en renversant les quilles avec un bâton. Il faut donc viser les "bonnes quilles". Je vais t'aider à les installer quand tu auras fini de mangé et ensuite on jouera avec maman. Qu'en dis-tu ?

Le dîner à la Plage se poursuivait, tout en discutant entre nous. Snow nous avait rejoint brièvement avant de partir aux retrouvailles d’avec sa Meute. Même éloigné, je sentais sa présence, il semblait insouciant, jouant avec ses frères et sœur, sous l’œil averti de Kantara, leur mère louve. Revenant à notre discussion, j’écoutais attentivement les paroles de Maman, comprenant qu’ils ne s’y opposaient pas, mais voulaient tout de même s’assurer que j’étais consciente des responsabilités que j’avais dorénavant envers le petit loup.

J’hochais la tête d’acquiescement à leurs questions et commentaires. A dire vrai, je le découvrais de jour en jour, tout ce que cela impliquait, mais autant faire comme si je le savais depuis le début. Je voulais que Snow se sente en sécurité, grandisse et vive, mais qu’il reste libre et sauvage avant tout, sans trop s’imprégner de moi, et du monde des bipèdes. C’est alors qu’elle plongea la main dans son sac, prenant une petite bourse, me disant que j’étais suffisamment grande pour posséder quelque chose. Une fois la poche de tissu ouverte, je vis un bijou posé sur la paume ouverte de Maman, Le Phoenix, symbole des Pacificateurs. Il était pour moi.

Ouvrant de grands yeux surpris, je le pris dans mes deux paumes jointes à plat, le détaillant avec attention, alternant mes regards en levant les yeux sur mes parents qui semblaient complices et heureux de partager cela avec moi.

« -Il est … Il est magnifique Maman. Du coup… Je suis la plus jeune des Pacificateurs à avoir un Phoenix, non ? Promis, je ne le perdrais pas. » Relevant mes cheveux et dégageant ma nuque, je tentais de le mettre moi-même, et réussi après plusieurs tentatives d’attacher le fermoir. Le gardant un instant dans ma main, je le glissais sous mes vêtements, dissimulé, on ne le voyait plus, ainsi.

« -Il restera caché. Personne ne le verra. J’espère m’en montrer digne. »

Je souriais, impressionnée de porter ce pendentif, avant de leur sauter au coup pour les remercier. Puis me rasseyant, j’écoutais Papa me présenter son jeu.

« -Avec plaisir Papa. Snow joue avec ses frères loups. Mais le connaissant, il va venir tout faire tomber en pleine partie, je crois. Je vais tenter qu’il se tienne à l’écart, mais pas sûre que cela fonctionne. »

Hochant à nouveau la tête, je repris mon sandwich oublié pour le terminer, puis finit le repas assez rapidement, curieuse de voir ce jeu de quilles. Allant un peu plus loin pour ne pas projeter du sable sur na nappe, Nous avons installer les quilles selon un schéma bien précis, les enfonçant un peu dans le sable, pour qu’elles tiennent bien. Prenant le bâton dans mes mains, je me positionnais bien en face des quilles, à certaine distance, et concentrée, je le jetais pour une première fois, droit sur les quilles, mais sois je visais mal, sois je n’y allais pas assez fort, mais e ne fis tomber que la quille portant le chiffre un, placé devant. On était loin du 50 à ce rythme là.

« -Score à 50 pour chacun, ou à nous trois ? »

Sérieuse, et attentive à notre environnement, me souvenant de la manière dont mon escapade avec Aaron s’était terminée, je tendis le bâton à lancer aux parents, sourire aux lèvres malgré tout, avant d’aller chercher mon sac à dos, et en sortir une balle toute simple qui ne le quittait plus avant de la lancer dans la direction des loups. J’entendis une galopade et des grognements de jeu, les louveteaux ayant trouvé ladite balle. Si cela les tenait éloigné des quilles, je pouvais bien la leur lancer le temps du tour de Maman et Papa, avant de reprendre moi-même le bâton.